Alain Fondary
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- Publication : jeudi 4 novembre 2004 00:00
Index de l'article
Itinéraire d'un homme lucide, modeste et passionné...

Photographie de Philippe Abel
Comment êtes-vous venu au chant ?
Mes parents adoraient l'opéra, ils allaient toutes les semaines entendre leur ami José Luccioni à l'Opéra ou à l'Opéra Comique, et je crois bien que lorsqu'ils ont décidé d'avoir un enfant, j'ai entendu à travers les parois du ventre de ma maman toutes les grandes voix de l'époque dont celle de José. Le 9 octobre 1932, ma maman me donne le jour. Quelques années plus tard, lorsque j'étais capable d'apprendre et de comprendre, ils m'ont présenté à José, nous allions dans sa loge et je jouais avec ses colliers de Salammbô, ils m'offrait des bonbons : je « rêvais ». Pour moi les chanteurs étaient des êtres asexués, des demi-dieux. Depuis, j'ai appris par mon expérience personnelle que ce n'est pas vrai... c'est donc José qui m'a donné le goût du chant.
Mes parents exerçaient le métier de souffleur de verre, Boulevard Voltaire dans le 11ème arrondissement. Je peux dire que je suis né dans cette verrerie artisanale, où j'ai grandi et où j'ai appris le merveilleux métier de verrier. Puis, j'ai fait l'école de verrerie, rue des Feuillantines, d'où je suis sortie maître verrier. J'ai donc commencé à travailler avec mes parents. Je chantais avec eux par-dessus le bruit des fours et mon père me dit un jour : « Tu as une voix, tu devrais la travailler et envisager de faire carrière ». Donc, premier cours de chant à 30 ans chez le baryton André Baugé.
Vous n'aviez pas envie d'en faire votre métier ?
Si, oui j'adorais le chant, comme ça par plaisir, mais j'imaginais bien la discipline qu'il fallait pour réussir. De plus j'avais une activité sportive de haut niveau, 10 ans de judo : j'ai été champion de France par équipe, j'ai participé aux championnats d'Europe en individuel ; pour les championnats du monde à Tokyo, j'étais sélectionné mais l'on m'a envoyé à la guerre d'Algérie à la place.
En revenant d'Algérie, j'apprenais le métier de chanteur, personne ne voulait de moi, alors je prenais ma petite voiture et nous partions mon épouse et moi, passer des auditions. Ni Paris, ni les grandes maisons ne voulaient de moi, car j'étais, comme beaucoup d'autres, catalogué comme un chanteur de province avec tout cela comportait de péjoratif à cette époque. Dieu merci, les choses ont changé et c'est dans ces magnifiques provinces que j'ai appris mon métier.
Donc ça, c'était après vos débuts, après 1968 ?
Oui, j'ai débuté à Cherbourg dans Tonio de Paillasse. Je n'avais jamais chanté à l'orchestre, tout seul devant le rideau...
Alors ça, c'est quelque chose qui m'a toujours frappé. Quand vous avez fait vos débuts professionnels, jamais avant vous ne vous êtes produit sur scène ?
Jamais...
Cela devait être une sacrée responsabilité...
Oui, mais, je mens...(il réfléchit). J'avais eu l'occasion d'être engagé à Nice dans Valentin de Faust, et mon père, que j'adorais, a décidé de rejoindre le Bon Dieu cette semaine là : inutile de vous dire que je n'ai pas chanté. Je n'avais pas l'expérience nécessaire pour surmonter cette douleur à mon premier spectacle. Il ne m'a jamais entendu chanter... Mais voilà 35 ans que je chante pour lui à chaque spectacle. Depuis ma mère l'a rejoint et c'est pour cela que nous avons, mon épouse et moi, décidé de changer de vie et de nous installer en petite Camargue, près de Nîmes.
Vous vous en souvenez ?
Oh la... !! Ça a très bien marché : Bis pour le Prologue. À l'époque, on bissait : ce que j'ai fait. Le directeur me propose autre chose pour l'année d'après. Je retourne à mon métier de verrier et je continue à me perfectionner dans ce merveilleux métier de chanteur qui allait devenir ma joie de vivre...
Je démarrais donc tout doucement et d'années en années, les choses s'amélioraient, tant sur le plan des contrats que vocalement.
Après Cherbourg, il y a eu Tourcoing
A Tourcoing, Monsieur Paul Cogné m'engage sur audition dans le rôle d'Ourrias, bouvier de Camargue. Je ne pensais pas que le destin m'amènerais en Camargue où nous vivons depuis 25 ans. Je chantais ensuite à Lille le grand répertoire, dont Le Prince Igor (rôle-titre) avec mon ami André Huc Santana, puis Rigoletto... Le nord de la France a été la grande joie de mes débuts.
Quelques années plus tard, j'auditionne pour le Metropolitan Opéra de New York, qui m'engage pour Alfio de Cavalleria Rusticana. Tout marche très bien et depuis j'y retourne tous les deux ans avec un immense plaisir parce que j'adore cette maison. À la même époque, nous avons ouvert Bercy où j'ai chanté Amonasro. J'ai eu la joie de rencontrer mon futur agent, Jean-Marie Poilevé, qui est devenu rapidement notre ami : c'était un monsieur droit, d'une honnêteté scrupuleuse, distingué et de grande culture.
Le premier contrat fût à Garnier, le rôle de Posa dans Don Carlo : on ne m'attendait pas du tout dans ce rôle à Paris. Et pourtant, ce fut un des plus grands succès de ma carrière. En saluant, je pleurais devant l'accueil du public. J'y suis revenu souvent avec un immense plaisir.
Qu'avez-vous chanté à la Bastille ?
J'y ai fait Un Bal Masqué, Samson et Dalila, avec Carlo Cossuta, Carmen...
Quelle expérience et quel(s) souvenir(s) avez-vous gardé de toutes ces années en province ? Est ce que cela vous a aidé à apprendre votre métier ?
Ah, mais oui... J'ai appris mon métier sur scène. Je pratiquais mon métier de souffleur de verres et je gagnais suffisamment d'argent dans la journée pour me payer des cours privés le soir. Voilà, j'ai appris mon métier comme ça et les rôles venant, j'écoutais les grands, tous les anciens qui étaient là : Adrien Legros, Gabriel Bacquier... Tous les anciens qui m'ont montré le chemin.
Quels ont été vos modèles quand vous étiez jeunes et à vos débuts ?
Cappuccilli a été l'un de mes modèles, ainsi que trois des nôtres : Jean Borthayre, Ernest Blanco René Bianco. À l'époque on se demandait si je n'étais pas ténor wagnérien parce que j'avais une voix claire... (il réfléchit) Bastianini...
Ah, mon favori...
Bastianini m'a appris l'aperto-coperto. On me parlait toujours de l'aperto-coperto et il n'y en avait pas un qui savait me l'expliquer. Un ami me dit : « Ecoute Bastianini, tu vas comprendre tout ce qui se passe dans la mécanique ». ; ce que je fis et j'ai compris. Ensuite, j'ai été travaillé en Italie.
Vous avez eu Campogalliani, il me semble...?
Oui, j'avais du mal à chanter dans l'aigu. Quand je suis revenu, j'avais un si bémol dans la voix.
Ça m'étonne que vous me disiez cela : on a l'impression que vous chantez les aigus avec une grande facilité...
Maintenant oui, mais quand j'ai commencé à travailler ma voix, et à force de trop chanter moi-même, quand je voyais un ré, j'avais peur, j'avais perdu toute la quinte aiguë. Mon coach (qu'on appelait « double-croche »), Madame Montfort, me dit « Ecoute, j'ai une vieille copine qui ne chante plus maintenant mais qui est très férue en technique, je vais lui demander si elle ne veut pas te mettre sur les rails ». j'ai rencontré Yvonne Pons, grande wagnérienne. Elle m'a appris beaucoup de choses et, au bout de trois ans, elle me dit « Je ne peux plus rien pour toi, on se connaît trop, pars en Italie, je serais là pour te remettre sur les rails. Il faut que tu passes un cap. Bon, j'y vais... Je suis allé chez Maestro Campogalliani, chez le Maestro Giulio Lorandi, et chez Abrami. Ce dernier m'a appris ce qu'était l'aperto-coperto que j'avais compris chez Bastianini mais que je ne faisais qu'imiter. Dans notre métier, la grosse difficulté, c'est de retrouver nos sensations, en ajoutant la sensibilité de l'artiste bien évident.
En comédie, j'ai beaucoup travaillé avec mon ami Lucien Rainbourg qui m'a enseigné que la pensée passe autant que la voix dans la salle, que de penser le rôle plutôt que de penser aux notes émises était beaucoup plus intéressant que de se dire « Est ce que je vais l'atteindre ou pas ? ». Quand on pense au texte, cela vient tout seul.
Ça prouve que vous avez la voix longue?
Effectivement, j'ai cette chance. Ma tessiture va du fa grave au si bémol. Bon, disons que j'ai un la naturel tout à fait commercial. Il y a fallu que je cherche beaucoup et je crois que c'est d'avoir chercher énormément qui m'a conservé et qui m'a permis d'établir une technique personnelle. Depuis, j'ai appris que la bonne technique est celle qui ne s'entend pas, c'est celle que vous avez intérieurement dépendant de votre morphologie. Aux jeunes qui me font confiance, maintenant, je leur dis : « Attention, ce que je te dis pour toi, n'est pas valable pour un autre. » et petit à petit on comprend. On établit une technique personnelle à chaque individu. Evidement il y a des points communs comme le souffle, l'appui du souffle, la distribution du souffle, mais les sensations sont différentes selon l'intelligence et la culture de chacun...
C'est exactement ce que dit Kraus.
Ah bon ? Cela me fait plaisir, nous avons beaucoup chanté ensemble, mais nous n'avons jamais discuté technique. C'était un monsieur extraordinaire que j'aimais beaucoup. Et puis lui aussi nous a quittés. C'est le coté moche du métier où l'on se sépare après avoir travaillé ensemble et puis on apprend un jour qu'on est passé dans un autre monde... (long silence). J'ai la chance de croire en la survie de l'âme sinon il y a longtemps que j'aurais quitté la terre moi aussi.
Avez-vous toujours le même plaisir à rentrer en scène ?
Toujours, toujours... Le même plaisir, la même joie. Quand on a la joie d'être sur un plateau, quand on a la joie d'être face au public, d'arriver jusqu'au public, alors là c'est autre chose, c'est un métier d'amour, c'est un métier de... de... de... c'est un métier d'amour ! C'est une communion, c'est une messe chantée, je ne sais pas c'est... c'est...
C'est l'osmose?
C'est l'osmose, c'est exactement ça ! L'amour, c'est le mot-clé, c'est ce qu'on donne, ce n'est pas ce qu'on prend. Si les deux donnent, tout le monde reçoit. Cela fait 42 ans que je fais le métier, j'ai toujours la même flamme intérieure, la même foi.
Parlons un peu de Bercy.
À Bercy, j'ai tout fait... j'adore Bercy. C'est Maestro Plasson qui m'a fait débuter à Bercy dans Aida; un chef merveilleux que j'ai toujours plaisir à retrouver. J'ai fait Nabucco, j'ai fait Carmen, j'ai fait Turandot . J'ai tout fait sauf Faust, qui n'était pas ma tessiture. Je viens de faire Les Contes d'Hoffmann. Quand nous avons ouvert cette grande salle, nous chantions sans micro, mais malgré les grandes voix, le public devait tendre l'oreille. Aussi pour le confort du public et pour la qualité d'écoute, ils ont installé des micros, mais des micros qui portent le son plus loin et pas des micros amplificateurs.
Et puis voilà, le temps a passé, j'ai toujours la même joie, la même fraîcheur d'esprit pour le public, pour l'orchestre, pour la musique et plus ça va plus j'ai cette joie intérieure parce que je sais que maintenant il y a en plus derrière moi que devant. J'ai eu 72 ans, ça ne me dérange pas, je suis en pleine forme et je tiens toujours la route, non ?
Oh que oui !
Le jour où l'on me dira : « Tu tiens plus la route », par respect de chacun, j'arrêterai. Je passerai le flambeau aux jeunes, j'essaierai de leur apprendre ce que je sais. j'ai tellement cherché parce que j'étais pas doué, il fallait que je trouve, de ce fait je connais à peu près tous les cas de figure et tous les problèmes techniques que l'on peut rencontrer.
Alors, je donne souvent des master classes en Amérique. On fait ça avec des chefs de choeur ; c'est très sympa... J'adore ça,
La Divine Providence m'a fait prendre ce chemin là, pour reprendre les mots de Mac Greagh dans l'Opéra d'Aran que j'adore et que j'ai beaucoup chanté.
j'allais vous en parler, parce que je considère cet ouvrage comme un véritable chef d'oeuvre.
Michey, d'Aran ! Partout où je vais je leur demande de remonter Aran.
Quel chef d'oeuvre !
Ah, ce rôle de Mickey d'Aran Tous les rôles sont beaux, le texte est magnifique. Je l'ai travaillé avec Gilbert Bécaud : il me l'a mis en place musicalement, spirituellement. On a fait un travail extraordinaire. J'ai chanté l'ouvrage plus de 300 fois en début de carrière.
Tous les rôles sont superbes : Maureen, Angelo, Mickey, Mac Greagh, Sean...
Il faut des voix d'opéras. On a fait un travail fou chez lui, ainsi qu'avec Lucien Rainbourg qui m'a apporté cette espèce de couleur de la pensée du texte. La musique vient par-dessous et nous apporte toute la sensibilité nécessaire.
Que vous a-t-il appris d'autre ?
Lucien Raimbourg m'a appris, comment dire, à savoir écouter les partenaires, « Tu ne dis rien, mais il faut qu'on ne voit que toi ». Le plus beau compliment que l'on m'est fait à cet égard, dans Mickey, c'est : « Ah, t'as les yeux marron ? j'ai vu des yeux bleus... ».
Avez-vous douté ?
Si vous saviez combien de fois, j'ai voulu abandonner... Ma petite femme a été mon soutien. Je n'étais pas sûr de moi, je n'étais pas prêt musicalement et les contrats arrivaient à une telle vitesse que je n'avais plus le temps d'apprendre mes rôles avec une grande précision. On me confiait des rôles terribles à interpréter. J'ai travaillé beaucoup avec mon épouse, mais je n'avais pas la musicalité pour travailler avec des Karajan. Je me suis retrouvé devant Maestro Karajan avec qui j'ai eu un contact fabuleux... C'est un homme que je porte aux nues. Il m'a appris en deux mois à Salzbourg ce que je n'ai pas appris pendant des années de travail auparavant.
C'était en 1988 à Salzbourg?
Oui, Tosca avec Luciano Pavarotti. On a fait un travail incroyable. Il a sorti de moi des choses que je ne soupçonnais pas.
Il avait un amour des chanteurs... Enfin, je suis un fan de Karajan.
Ah, moi aussi. Je ne supporte pas que l'on en dise du mal. Il aimait les chanteurs.
D'où la différence entre un chef lyrique et un chef symphonique...
Ce sont deux métiers tout à fait différents. Savoir laisser un chanteur respirer et s'exprimer, en pleine communion avec l'orchestre.
C'est ce que disait Cappuccilli à propos de Karajan : « Quand je chante la mort de Posa, Karajan baisse la baguette et me laisse diriger l'orchestre »...
Exactement. Moi, dans Tosca, j'étais dans mes petits souliers, inutile de vous le dire, devant le Maestro, avec Pavarotti et toute la grande équipe. Je n'en menais pas large, comme disait notre cher Brassens. Cet homme m'a apporté tellement de choses...
Avez-vous refait quelque chose avec lui ?
Non. C'était la dernière année de sa vie. Il voulait que je chante Pizzaro dans Fidelio l'année d'après, mais je ne parlais pas allemand. Pour les parties chantées, j'aurais pu m'en sortir mais pour le texte parlé, c'était une autre affaire. Il était prêt à faire des coupures. j'ai refusé en lui disant : « Maître, on vient de faire une série de Tosca qui a très bien marché, par respect pour vous je ne peux pas accepter... ». Il m'a redonné Scarpia pour l'année d'après, mais cela ne s'est jamais fait. Il nous a dit tchao cette année-là.
Dans votre répertoire, j'ai dénombré plus de 60 rôles...
Oui, ce doit être à peu près ça.
Avez-vous un rôle fétiche ?
Oui, celui que je chante le jour même...
Donc tous vos rôles sont des rôles fétiches ?
Oui... Si l'on a quelques préférences, les personnages en souffrent puisque vous ne les interprétez pas de la même façon, pas avec le même amour. Il ne faut pas avoir de rôles fétiches, de rôles types, mais des rôles que l'on aime beaucoup, disons que l'on aime un petit peu plus que les autres... C'est Falstaff, c'est Iago, c'est Michey, c'est... Scarpia, c'est Posa... Posa, ça a été mon plus grand tabac à l'Opéra de Paris, je ne sais pas combien de rappels. Quand je suis venu saluer, Garnier s'est levé... Standing ovation ...Je pleurais en scène, je pleurais...
Posa c'est un rôle tellement beau...
C'est beau... Si on ne s'exprime pas dans Posa, il vaut mieux raccrocher. Le principal, c'est ce qui se passe là ( il désigne son coeur ).
Mais c'est un rôle que l'on peut distribuer, comme Germont d'ailleurs, à deux barytons différents...
Tout à fait...
Par goût, je préfère Germont ou Posa par un baryton type votre voix, le vrai baryton verdi, plutôt que par un baryton lyrique...
Ah moi aussi. C'est plus une voix chaude qu'il faut dans ces rôles.
Pour en revenir à Germont, c'est un rôle que vous avez peu chanté, finalement ?
Exactement.
Pourquoi ? Parce qu'on ne vous l'a pas proposé ?
Parce qu'en France, on me trouvait la voix trop large. C'est comme Figaro (du Barbier de Séville ), que je n'ai chanté qu'une fois, pour la même raison. J'ai répondu : « En Italie, c'est Bastianini qui le fait ». Alors, j'ai appris le Barbier pour rien...
C'est vrai qu'en Italie c'est ce qu'on dit : le baryton qui chante Figaro doit être capable de chanter Figaro ET Rigoletto.
Tout à fait, c'est tout à fait ça.
Comment choisissez-vous les rôles que vous chantez ?
Au départ, j'acceptais tout parce qu'il fallait que je m'en sorte et qu'on me connaisse. Je regardais d'abord la tessiture, ensuite je regardais l'histoire. J'essayais cette tessiture, si elle me convenait, avec mon coach, et puis ensuite je répondais : Oui ou Non. Le plus souvent c'était oui, parce que les gens, à l'époque, avaient eux-mêmes chanté et savaient ce qu'était une voix.
Y a-t-il un rôle que vous regrettez de ne jamais avoir chanté ?
(Long silence). Oui, il y en a un... Non, deux. Gianni Schicchi que je n'ai jamais chanté. c'est très curieux parce que j'ai fait Tabarro, et Schicchi n'était pas programmé le même soir ou je n'étais pas libre quand on me l'a proposé. L'autre rôle c'est le Hollandais du Vaisseau Fantôme que j'ai beaucoup chanté en français mais jamais en allemand. j'adore ce rôle : c'est encore un jeune Wagner italianisant, donc près de mon coeur.

Vous aimez les rôles avec un personnage à défendre. Avec vous le personnage passe tout de suite.
Oui, de toute façon il faut. C'est du théâtre chanté. Même s'il n'y a rien à dire, il faut que le personnage soit là. Lucien me disait : « Tu comprends, mon p'tit gars, quand tu te lèves le matin, tu commences à te raser comme le ferait Scarpia, tes gestes seront différents. Penses à ton personnage toute la journée, ton subconscient va te l'amener : le soir tu ES le personnage, il n'y à même pas à composer, tu es le personnage? »
Vous le faites encore maintenant ?
Toujours, toujours...
Vous êtes Scarpia depuis ce matin en fait?
Depuis 10 jours.
Auriez-vous aimé chanter davantage un rôle ?
Oui, oui, oui... Simon Boccanegra, Falstaff que j'ai chanté en Italie, au Met, au Colon de Buenos-Aires... Je voudrais les faire en France, avec des amis. Je chante, le Bon Dieu m'a donné une voix, j'essaie de la partager avec le public, de faire plaisir ; aussi de gagner ma vie, ce qui me semble normal. Sinon, je retourne à mes bouts de verres.
Pourquoi un ouvrage comme l'Opéra d'Aran est-il tombé ?
C'est tombé parce que, comment dire... ( il prend un ton sentencieux et moqueur ) : « Bof, c'est de la musiquette... », disent certains. Peut-être aussi parce que Gilbert Bécaud, n'est plus là pour nous transmettre se joie de vivre et de chanter. Si vous avez un orchestre et un très bon chef, vous allez ressentir toute l'émotion qui se dégage d' Aran, et vous aurez envie de présenter Aran à nouveau. En plus de ça, il faut des voix... Mais maintenant avoir une voix, c'est presque vulgaire, parce qu'on nous prépare gentiment les micros. Je me fais beaucoup de mauvais sang, pas pour moi mais pour nos jeunes... ( long silence ). qu'est ce qu'on va leur donner ?
Ce qui me sidère, c'est qu'il y a tout un pan du répertoire qui disparaît.
Oui, le répertoire s'amenuise de plus en plus, autant que les subventions.
Je pense à Hérodiade, je pense à La Juive, je pense à l'Africaine ...
Hérodiade, il faut aller à New York ou Chicago pour le chanter et l'entendre... Mais je souhaite chanter beaucoup moins maintenant, je veux vivre un petit peu avec ma femme. d'accord, je vais vivre jusqu'à 104 ans, mais quand même... (il rit). Je l'ai annoncé en télévision, j'aurais l'air malin si je ne m'y tenais pas. Mon grand-père est parti à 102 ans, j'ai décidé de le battre. ( la chaise sur laquelle il est assis craque ) Oh la... C'est là que la chaise casse...
Cela m'ennuierait d'être témoin de ce genre de chose...
Il faudra bien que cela arrive un jour... De toute façon je ne crois pas en la mort, alors ! Je suis mort tellement de fois en scène que lorsque la grande dame viendra me chercher, je ne saurais pas comment faire.
Vous avez chanté une fois Les Boréades de Rameau, pourquoi ne pas l'avoir fait davantage ?
Parce qu'on ne me l'a pas proposé.
Le Marchand de Venise de Reynaldo Hahn, c'est la même raison, j'imagine ?
Exactement. C'est dommage parce que c'est si beau... On l'avait monté à Portland. Quel merveilleux rôle que celui de Shylock. Nous avons fait un véritable triomphe.
Reynaldo Hahn fait partie des compositeurs injustement oubliés.
Oui, c'est exactement comme l'Aiglon d'Arthur Honegger et de Jacques Ibert. J'avais chanté beaucoup Metternich à l'époque. Tous les rôles sont formidables à interpréter. Un jour, on me demande d'aller faire Metternich à Ajaccio, ce que j'ai refusé par respect pour nos amis corses.
Un autre rôle que vous avez chanté partout, c'est le Grand Prêtre de Samson et Dalila.
Cela a même été mon premier grand rôle d'opéra.
Voilà un ouvrage aussi, Samson, qui est de moins en moins monté...
Quel dommage.
Il faut dire aussi que les rôles demandent de sacrées voix...
Ah ça oui!!! Mais il en a, faites moi confiance. Mon ami Carlo Guido, pour ne parler que de lui, c'est un futur Sanson, un futur Otello. Nous avons fait sa première Tosca ensemble aux Arènes d'Avenches en Suisse. Il a fait un véritable triomphe.
Il y a un sacré paquet de spectateurs...
C'est immense. C'est fou... qu'il pleuve, qu'il neige, qu'il vente, les arènes sont toujours pleines.
Ceci dit, c'est un peu la même ambiance à Vérone. d'ailleurs, vous n'y avez jamais chanté.
Jamais. J'aurais aimé, mais les circonstances de la vie en ont décidé autrement.
Pourquoi n'avez -vous pas enregistré davantage ? Aimez-vous enregistrer ?
J'aime enregistrer, j'aime enregistrer. Mais les maisons de disques se sont aperçues trop tard que j'existais, j'étais 300 jours hors de chez moi... j'avais plus le temps d'enregistrer. Les 5 ou 6 intégrales que j'ai réalisées, c'était un créneau.
Lisez-vous les critiques ?
Oui, je les lis toujours, bonnes ou mauvaises.
Est ce que cela vous touche ?
Oui, cela me touche toujours parce que, comment dire ? En bien ou en mal, on parle de vous. Quand on ne parle plus de vous, c'est la plus mauvaise critique qui puisse exister. Ce serait intolérance que de ne pas accepter les critiques. La musique, c'est viscéral, je dirais même que c'est sexuel... c'est l'osmose dont nous parlions tout à l'heure !
Je vous demande cela, parce que beaucoup disent ne pas lire les critiques.
Mmm, ils les lisent tous, croyez moi? Ou alors ils ont toujours un bon copain qui... Non, je lis toutes les critiques : cela ne m'empêche pas d'avoir mon idée sur le sujet. Quand je sors de scène, je sais si j'ai été bon ou mauvais. Je n'ai besoin de personne pour me le dire. d'ailleurs, quand je rentre dans ma loge, au sourire de mon épouse, je sais si j'ai été bon ou mauvais. Dieu merci, elle a souvent le sourire ! Quand cela n'a pas bien marché, elle est toujours souriante, et trois jours après elle me dit ce qui n'a pas été. Alors là, c'est une critique constructive? On reprend la partition et on travaille à nouveau. La critique doit être constructive, mais c'est rarement le cas...
En ce qui concerne la technique vocale, je voudrais revenir au problème du passage. Cela m'a marqué la première fois que je vous ai entendu (dans I Pagliacci à Toulon) : dans le Prologue avant le sol dièse de la fin, j'ai senti votre passage et je me suis posé des questions...
Vous avez une bonne oreille.
Merci. Cela s'entend très bien, chez vous.
Ben oui, certainement. C'est pour cela qu'on a cru au départ que j'étais heldentenor. J'ai un si bémol dans la voix, oui mais cela ne prouve rien ! Je passe au fa, comme un ténor. Le passage est variable selon l'écriture vocale qui suit.
Donc, il faut voir l'aigu comme un passage?
Exactement... Ce n'est pas l'aigu qui compte, c'est l'antépénultième qui vous donne le tremplin pour l'aigu : si vous le voyez comme une note dominante, c'est foutu... ( il me donne un exemple en chantant )
C'est pour cela que les vrais chefs lyriques ralentissent avant l'aigu d'un chanteur?
Souvent, alors que certains jeunes chefs, placés à la tête d'un orchestre trop tôt, vous demandent : « Tempo, tempo... » (pour leur sécurité personnelle).
Eh oui, sinon vous mourrez avant...
Vous mourrez avant la fin. Vous vous rendez compte, vous n'avez que deux petites cordes vocales qui doivent lutter souvent contre un orchestre déchaîné. Il nous faut interpréter le personnage avec beaucoup de contraintes scéniques : vous avez parfois toute la scène à traverser, vous pouvez, quelque fois, avoir le mental qui flanche...
Y a-t-il un rôle qui vous ait posé problème ?
( Il répond sans hésiter ) Oui, Trovatore au départ. Je n'entendais pas l'orchestre, et je partais... au flan ! ( il me chante le début de l'air ). Je ne pouvais repartir que lorsque l'orchestre reprenait... En plus, j'ai eu quelques problèmes de santé à ce moment-là...
C'était à Orange ?
Oui, j'ai chanté l'air complètement à côté de mes pompes... Une belle voix a crié dans l'assistance un beau « Ouh », bien timbré... Je me suis dit : « ça, c'est un collègue » ! Le public a applaudi très gentiment. C'est la seule fois où dans ma tête tout chavirait. L'année d'après, je revenais dans Otello dans lequel j'ai fait un gros tabac, et les gens m'applaudissaient jusque dans la rue : un souvenir aussi marquant que celui de Posa à l'Opéra.
À Orange, vous y avez beaucoup chanté?
Oh la la !?
La première fois c'était Simone Boccanegra ?
Oui. Je chantais Paolo. C'était avec Piero Cappuccilli, c'était la première fois que je me trouvais face à lui. j'ai pu constater que cela marchait bien.
Paolo c'est un rôle qui vous allait bien.
Oui, c'est vrai. J'aime bien Paolo, mais je préfère la subtilité et l'esprit de Simon. C'est comme Giovanni et Leoporello : je préfère Leoporello à Giovanni, je ne parle pas du personnage parce que le public le reçoit différemment. Voilà un rôle que je n'ai chanté que quelques fois. J'avais appris les deux versions, française et italienne ; je les chantais à une semaine d'intervalle l'une de l'autre : j'ai cru mourir ! Cela m'a servi de leçon, je ne l'ai pas oublié.
C'est affreux parce que ?
... Les rythmes ne sont pas les mêmes, les accents ne tombent pas aux mêmes endroits. Un vrai casse-tête... ( long silence ). Alors là, je vois, avant de lever le pied, se serait de chanter le Vaisseau Fantôme en allemand, refaire le plus possible Falstaff, Simone Boccanegra, Aran, et tous mes chouchous.
Pour moi, Simon c'est un des plus beaux ouvrages de Verdi.
Ah, c'est magnifique...
C'est peut-être le plus beau...
Oui, avant les grands de la fin de sa vie : Aïda, Otello et Falstaff. Falstaff, quel esprit quel champagne !
Falstaff, voilà un rôle qui n'a pas du être facile à apprendre...
Ah que non ! Alors là si vous tombez sur un chef qui vous dit : « Tempo, tempo », c'est la fin des haricots... Il faut de la précision, mais aussi beaucoup de souplesse de la part de celui-ci.
La fugue de la fin c'est une chose, mais il y a tout le reste...
( Il chante : « Tutto nel mondo è burla... » ). Ça, ça va, mais il y a tout le reste?
Le premier air n'est pas facile.
( Il chante : « l'onore , Ladri... » ). Ah non, il est très difficile.
À propos des chefs, lesquels ont été pour vous les plus passionnants ?
Maestro Karajan, bien sûr... Mais aussi, Maestro Maazel, Maestro Patané. Maestro Sinopoli avec qui j'ai chanté Fanciulla à la Scala. En France, j'avais eu la joie de travailler avec Jésus Etchéverry, Paul Ethuin, Michel Plasson et Georges Prêtre: des hommes qui m'ont beaucoup apporté. Il y a aussi un français qui a été obligé de s'exiler en Autriche, c'est mon ami Jacques Delacote. On a fait les Contes d'Hoffmann à Buenos Aires en 2002 et Jérôme Savary. On s'est retrouvé après des années de séparation musicale : ce fut un grand plaisir partagé. Un autre grand chef lyrique de chez nous, qui ne travaille jamais en France, où très peu, c'est mon ami Alain Guingal. Il travaille dans le monde entier, en Amérique, au Japon : un vrai chef de lyrique, un homme merveilleux. c'est lui qui dirigeait Otello à Orange, quel souvenir merveilleux, et pourtant les critiques...
Hérodiade, ce n'était pas lui ?
Non, c'était... Je ne sais plus, c'est une colle.
Voilà un bel ouvrage...
Merveilleux. Tout est beau. Le dernier que j'ai fait c'était à Avignon avec Cousin, Uria-Monzon.
Nîmes vous a demandé d'être Président d'un concours de chant ?
Oui, on m'a demandé d'être le Président de ce concours. J'ai accepté parce que j'aime beaucoup Nîmes, j'aime beaucoup le public qui m'a vu débuter, et pour aider les jeunes, car cela me passionne... Je me suis permis d'aller féliciter les jeunes qui ont chanté, et qui ont travaillé comme des professionnels : vraiment ils s'en sont tirés magnifiquement. J'espère qu'on le refera mais, je me permettrais de choisir le pianiste.
Et une école ?
Non, je n'ai pas monté d'école de chant parce qu'il y en a déjà beaucoup.
Il y en a un autre avant vous qui s'est cassé les dents.
Oui, je sais bien, mon ami José Van Dam. Il avait formé un grand projet à ce sujet. C'est dommage qu'il n'ait pas pu aboutir, car il aurait pu parler de ce qu'il connaissait. Souvent, des jeunes artistes me demandent conseils: s'ils veulent venir, ils viennent ; s'ils ne veulent pas, ils restent chez eux...
Vous donnez donc des cours.
Oui, ça m'arrive. Cela m'arrivera sûrement de plus en plus.
Et, cela vous plaît ?
J'aime beaucoup. c'est le Maestro Karajan qui me l'a appris et ça, je l'ai gardé. j'essaie de le transmettre, de passer le flambeau, parce que je pense que cela en vaut la peine, vraiment. Sinon j'irais à la pêche... j'aime bien la pêche aussi.

Vous avez envie de vous arrêter ?
Non, non je n'ai pas envie, mais lorsque je rentre de tournée, j'ai envie d'oublier les contraintes extérieures de notre merveilleux métier. Alors, je prends mon cheval, je chevauche pendant des heures et je chante pour mon plaisir, rythmé par le galop de ma monture (croyez moi, ce n'est pas facile).
Carrément ?
Oui, c'est aussi radical, car le me retrouve ne pleine communion avec la nature, en pleine osmose, pour reprendre le mot, et je retrouve la même joie que sur scène face au public.
Il est vrai que cela a beaucoup changé.
Si l'on regarde les saisons passées, on se rend compte que les artistes chantaient tous les soirs.
Vous répétez toujours en voix?
Toujours, Tous ceux qui m'ont montré le chemin faisaient comme cela. De toute façon, si votre voix est placée, vous ne fatiguez pas. Vous fatiguez physiquement parce que le metteur en scène vous demande beaucoup, mais quand vous vous couchez, vous dormez comme un chérubin... Les gens de la vieille garde vous le diront comme moi. Chanter en voix aux répétitions est quelques fois dérangeant pour de jeunes artistes. j'entends souvent : « Pourquoi chanter pour les fauteuils vides ? ». Non, pour moi, pour le chef, pour l'orchestre, pour le directeur (qu'il voit qu'il n'a pas engagé un tocard), pour les collègues (qu'ils aient une réplique sonore, franche...). Nous avons quelques fois à faire à des roucouleurs de coulisses, comme je les appelle... Je reconnais cependant qu'il y a eu une immense évolution sur le plan solfégique et musical, mais il ne faut pas oublier le c'ur et ne pas devenir des boîtes à solfège.
C'est la même chose pour les chefs ?
Tout à fait. On les met directement face à un orchestre, sans les former vraiment au répertoire... Sans savoir ce qu'est une voix. Quand j'ai commencé, les chefs chantaient, mal parfois, mais ils chantaient tous les ouvrages, et toutes les répliques. Par exemple, Nello Santi, dirige tout par coeur. c'est extraordinaire. J'ai fait la prise de rôle de Barnaba de Gioconda au Met, Maestro Santi dirigeait : c'est comme si je l'avais chanté depuis toujours...
Cela vient aussi d'une mode symphonique à tout crin.
C'est sûr, tout vient de là. Le symphonique et le lyrique sont deux choses différentes, bien que complémentaires. Un chef symphonique qui n'a jamais fait de lyrique est complètement paumé au début. Il est difficile d'accepter les contraintes inhérentes à un spectacle musical. Ce n'est pas toujours facile.
Et par rapport aux metteurs en scène, comment trouvez-vous l'évolution du travail avec eux ?
Dans le temps, les mises en scène étaient trop rapides, et les productions en souffraient. On montait cela en une semaine : on arrivait le lundi, on jouait le vendredi, le samedi soir, et le dimanche en matinée. Maintenant, on vous met un mois de répétitions pour une Tosca : vous vous rendez compte, un mois !!! Si c'est quelque chose de tout à fait nouveau, d'accord ; mais un mois pour une Tosca dite classique, il ne faut pas exagérer. Tosca, on peut le monter en huit jours. Nadine Duffaut, avec qui je viens de faire Tosca à Metz, est précise, gentille, toujours souriante ; elle peut monter Tosca en huit jours facilement. Un mois, vous vous rendez compte. Vous n'avez plus aucune spontanéité en scène, c'est tout ; vous ne pouvez plus chanter en voix. Chanter Scarpia pendant un mois en voix, cela ne mène à rien... Alors que si vous avez huit ou dix jours intenses, c'est différent : vous avez la spontanéité du personnage... Quinze jours, c'est idéal.
Quels sont vos projets ?
Je vais à Avignon en janvier chanter Cécilia de Chaynes. En avril, je vais faire Don Quichotte (rôle de Sancho) à Buenos Aires, et en juin et juillet, Nabucco aux Arènes d'Avenches... j'irai certainement aussi à Los Angeles dans le courant de 2005. Entre tout cela, je vais donner des master classes à Avenches.
Il me reste à vous remercier de votre disponibilité et de votre gentillesse !
Cela a été un grand plaisir pour moi... Merci à vous.
Commentaires
Début à CHERBOURG : 28 novembre 1965
et non 68
(j"ai ce programme).
JP B
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