Merci Asvo pour ce CR, même si pour moi ton avis n'était plus une surprise puisqu'on a déjà largement partagé samedi soir nos impressions sur le vif et c'était fort sympathique
Il m'a fallu plus de temps que d'habitude pour "digérer" la mise en scène et finir de me construire une opinion tant le travail est surprenant et inattendu. Le parti pris est intéressant, laissant de côté les aspects historiques et politiques de l'opéra pour se concentrer sur une "sorte de parabole sur l'art et l'avenir du genre opéra", d’après les mots de
Tobias Kratzer dans l'entretien très intéressant publié sur le site de Wanderer. On est donc cette fois épargné de toute actualisation contemporaine abusive du conflit entre oppresseurs habsbourgeois et suisses (ce que l’affiche de la production pouvait laisser craindre). Tout au contraire
Tobias Kratzer file la métaphore de l’art contre l’art depuis l'ouverture jusqu'aux dernières notes de l'opéra, pendant les quelques 3h30 de musique, avec une inspiration certaine lors des scènes d'actions, des faiblesses dans les scènes plus intimes où le concept scénique se révèle moins adapté à l'expression des émotions des personnages, mais dans tous les cas beaucoup de respect pour l’œuvre dont l’intégrité est préservée dramatiquement comme musicalement (les coupures étant elles aussi savamment dosées).
Comme Asvo l'a mentionné, nous découvrons sur les premières notes une violoncelliste qui participe à l'interprétation du quintette de violoncelles qui ouvre Guillaume Tell et accompagne la chorégraphie très classique de deux danseurs, jusqu'à ce que sur l'allegro entrent des hommes sadiques tout droit sortis d'Orange Mécanique (on se rappellera de l’utilisation faite par Kubrick de l’ouverture de Guillaume Tell pendant la scène de viol en accéléré), qui font fuir les artistes et éventrent le violoncelle. Le rideau s'abaisse et nous permet d'écouter la suite effrénée de l'ouverture (interprétée avec jubilation par l'orchestre) sans perturbations scéniques.
Le premier acte s'ouvre sur un décor en noir et blanc, constitué d'une estrade lumineuse entourée de rangées de chaises sur lesquelles prendront place les chœurs), le fond du plateau étant fermé par une gigantesque photo de sommets alpins enneigés du plus bel effet, qui au fil de la représentation et des apparitions des habsbourgeois disparaîtront sous des coulées de peinture noire.
Les suisses sont des choristes puis des musiciens d'orchestre, Jemmy est un jeune prodige du violon plutôt qu’un tireur à l’arc surdoué, le vieux Melchtal est chef d’orchestre. A l'inverse Gesler est Alex, le chef de bande de la troupe d'ados sadiques d'Orange Mécanique, qui manient des battes de baseball et des clubs de golf pour terroriser la population.
Tobias Kratzer transpose habilement l’opposition manichéenne du peuple opprimé et des tyrans dans un référentiel qui parle facilement aux spectateurs, et même s’il ne faut chercher aucune profondeur psychologique dans ce travail, l’approche fonctionne plutôt bien. Les ballets ne sont pas coupés et on nous offre des chorégraphies très respectueuses du livret et belles à voir. Certaines scènes sont brillamment construites, comme la violence de l’assassinat de Melchtal rendu d’abord sourd et aveugle, l’humiliation des suisses à l’acte III, contraints de tourner à genoux autour d’un chapeau melon dressé en haut du mât ici constitué de pupitres, ou encore le soulèvement des suisses qui transforment leurs instruments de musique en armes de toutes sortes, avant que le petit Jemmy rejoigne son père en lui proposant son violon. On reste bouche bée devant la dextérité des choristes qui chantent et bricolent en même temps leurs instruments, même s'il est aussi difficile de ne pas esquisser un sourire devant une telle scène.1
Le final apporte sa note de pessimisme, sur ce crescendo magnifique qui constitue le dernier final d’un compositeur certainement désabusé qui décida du jour au lendemain de ne plus écrire d’opéra. Alors que la toile de fond est devenue totalement noire et que le paysage de montagne a disparu, la table est mise dans un coin de la scène et Hedwige invite Guillaume et son fils à prier avant le repas, comme elle l’avait fait au début de l’opéra, mais Jemmy préfère déposer son violon à l’avant de la scène et adopter finalement le chapeau melon des tyrans.
Musicalement,
John Osborn domine la distribution. Le soin apporté à l'interprétation très nuancée du rôle d'Arnold, la facilité des aigus et une diction parfaite lui valent une belle ovation. J’ai été tellement conquis que cela a fini de me décider de prendre un billet pour le Faust de Gounod à Valence en juin prochain
Nicola Alaimo émeut dans les passages intimes où il fait preuve d’une grande expressivité (magnifique air à l'acte iii) mais la puissance vocale est néanmoins insuffisante dans le registre aigu pour passer l'orchestre.
Je partage le même avis qu’Asvo sur le reste de la distribution, avec une mention spéciale pour les ténors
Philippe Talbot et Grégoire Mour (ce dernier présente un vrai beau potentiel de ténor rossinien, à suivre !), et
Jean Teitgen très en forme dans le rôle de Gesler. Sentiment plus réservé côté féminin pour la Mathilde de
Jane Archibald, qui m’a semblé dépassée par le français (avec plusieurs erreurs de texte et des mots largement escamotés) mais la soprane compense par un bel investissement scénique et des vocalises d’une grande justesse, et l’Hedwige d’
Enkelejda Shkoza dont la grande voix déséquilibre les ensembles.
Jennifer Courcier se montre très à l’aise avec son rôle de doublure du fils de Guillaume Tell, avec un timbre de voix très approprié et charmant.
J’ai pour ma part aimé la direction de
Daniele Rustioni qui poursuit un travail exceptionnel sur le répertoire italien avec l’Orchestre et les Choeurs de l'Opéra de Lyon. La direction est pleine de dynamisme et l’orchestre tient le rythme, avec aussi de très beaux soli aux pupitres des vents. Néanmoins on aurait apprécié une meilleure maitrise du volume sonore qui tend à couvrir les chanteurs dans les grands ensembles.
En résumé c’est une soirée qui mérite bien le déplacement !