Haendel- Rinaldo (version de 1731) - Rousset- TCE - 5/06/2018

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JdeB
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Haendel- Rinaldo (version de 1731) - Rousset- TCE - 5/06/2018

Message par JdeB » 03 juin 2018, 08:41

Goffredo Jason Bridges
Almirena Sandrine Piau
Rinaldo Xavier Sabata
Argante Christopher Lowrey
Armida Eve-Maud Hubeaux
Mago Tomislav Lavoie

Kammerorchesterbasel
Chef d'orchestre Christophe Rousset

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 5 juin 2018.

Vingt-deux ans après....

Auréolé par le triomphe vénitien d’Agrippina , donnée lors du carnaval de Venise en 1710 au Teatro San Giovanni Crisostomo, Haendel est sollicité par Londres pour y créer Rinaldo. La capitale anglaise s’est prise d’engouement pour l’opéra italien depuis fort peu de temps mais s’est déjà fixée le défi de surpasser la cité des Doges comme l’écrit Haym dans sa dédicace à Almahide (1710) « it is by the Assistance of such generous Patrons, that the English Theatre is arriv’d at its present Grandeur, and that it will shortly be in condition to out-rival even those of Venice »
Certes, il y avait bien eu un pasticcio concocté par Thomas Clayton pour Drury Lane en janvier 1705, Arsinoe, puis au cours de la saison 1707-1708 Camilla de Bononcini suivi de l’Hydaspes de Mancini en mars 1710. Mais il s'agit de reprises d'ouvrages assez mineurs. Rinaldo frappe beaucoup plus fort !

Ce coup d’essai est un véritable coup de maître qui confère d’emblée à son auteur une position éminente dans la vie musicale anglaise. Pourtant, en 1710, Haendel est pratiquement inconnu des Londoniens même si l’ouverture et une suite de danses de son Rodrigo ont été utilisées pour une reprise de The Alchymist de Ben Jonson en janvier 1710 et que Vanini-Boschi a chanté son « Ho un non so che nel cor » lors de la dernière reprise du Pirro e Demetrio de Scarlatti où il l'avait inséré.
Comme l’a bien montré Xavier Cervantes « Rinaldo (..) fut un événement de portée esthétique immense et est à considérer comme un point tournant dans l’histoire de l’opéra italien en Angleterre. En effet, pour la première fois, non seulement un opera seria était écrit spécialement pour la scène londonienne mais aussi, et surtout, l’aristocratie avait réussi à faire venir dans la capitale britannique un compositeur de premier rang. »
Le succès public de Rinaldo, créé au Haymarket le 24 février 1711, est d’ailleurs un des plus considérables de toute la carrière de Haendel ; seuls Ottone, Giulio Cesare et Admeto l’égaleront par la suite. En effet, il n’y eut pas moins de seize représentations au cours de la saison qui a vu sa création, du 22 février au 2 juin 1711 ce qui rapporta au compositeur 760 livres. Le spectacle bénéficie d’un nombre de reprises exceptionnel en 1713, 1714, 1715 et 1717. Le chœur des sirènes du début du deuxième acte « il vostro maggio » devient dès 1712 la marche des cavaliers de la garde royale, les Life Guards. Le monarque partage les goûts de soldats. Pour sa première visite à l’opéra de sa capitale, George I assiste le 15 janvier 1715 à une des reprises de Rinaldo. Conquis, il revient les 2 et 9 juillet suivants.

Le livret de Rinaldo est signé Giacomo Rossi d’après un argument d’Aaron Hill , un familier de la Gerusalemme liberata du Tasse (1580) dont il aurait entrepris la traduction en anglais si l’on en croit sa préface à un autre ouvrage de 1710, Elfrid. Il s’agit d’une des adaptations les moins fidèles à son modèle.
Certains ajouts de Rossi vont jusqu’à modifier le sens de l’épopée originale. Passons sur une innovation mineure, l’amour d’Argant pour Armide, et sur la petite inversion de sens apportée au personnage de la femme qui conduit la barque. Il ne s’agit plus de l’être mystérieux mais bénéfique qui guide les compagnons de Renaud vers l’île d’Armide mais d’une créature maléfique qui amène Renaud lui-même sur les rivages de l’enchanteresse.
Il reste cependant deux changements majeurs : l’invention d’Almirena, amoureuse de Renaud, et, surtout, l’échec des tentatives de séduction d’Armide auprès de lui. Il s’agit bien d’un double contresens. Du point de vue du drame, d’abord, puisque les amours magiques, c’est à dire par le biais d’un enchantement, de Renaud et d’Armide n’auraient en rien exclu, en guise de contrepoint, l’amour vrai et sincère de Renaud et d’Almirena. Du point de vue du personnage lui-même ensuite puisque Armide se trouve ipso facto vidée d’une grande partie de sa substance et en est réduite à prendre les traits de sa rivale pour tenter vainement de conquérir Renaud. Toutefois, il convient de souligner la prégnance inconsciente du mythe des amours interdites de nos deux héros car les librettistes ont laissé passer un lapsus révélateur. Lorsqu’en effet Godefroy déclare à Renaud délivré : « Renaud, souillé/ par tes molles amours / tu dois dans le sang rebelle purifier ton épée. » (III –4) il ne s’adresse plus à son propre personnage mais à celui du Tasse qui, lui, a véritablement connu les charmes émollients de l’enchanteresse. Dans ce refus de représenter sur la scène londonienne, en 1711, les amours d’un croisé et d’une princesse païenne se lit peur-être un symptôme du puritanisme social ambiant de l’époque en Angleterre.
Armide, beauté sans pareille et irrésistible, devient dans ce livret une sorcière, une nouvelle Médée. Comparons sa première apparition dans les deux cas. Chez le Tasse elle suscite un érotisme subtil et raffiné qui envoûte. Il use de tous les sortilèges de son style pour nous la décrire « les yeux baignés de larmes » :
« Comme un rayon de soleil au travers de l’eau et du cristal passe sans les diviser, ainsi sous le voile, qui les dérobe aux regards, la pensée ose s’insinuer jusqu’aux appas défendus. Là, se déployant, elle contemple une à une tant de merveilles, puis les raconte et les dépeint au Désir, dont les ardeurs en deviennent plus vives »
Dans l’opéra, Armide fait une entrée très spectaculaire juchée sur « un char tiré par deux dragons dont la gueule crache feu et fumée ». Elle lance à ses hordes de Furies cette exhortation :
« Furies terribles
Entourez-moi
Et suivez-moi
De vos flambeaux horribles »
L’écriture orchestrale avec ses martèlements serrés de notes répétées traduit une farouche volonté. La partie vocale, toute de fureur exaltée, précipite sa voix dans des écarts redoutables ou la propulse vers les suraigus.
Le contraste est donc absolu entre les deux scènes et Renaud n’a plus aucun mérite à rester de marbre face aux avances d’Armide : qui rêve d’embrasser Méduse ? Pourtant, il faut reconnaître que l’Armide de Rossi laisse transparaître l’âme sensible qui l’habite. C’est au cours de la scène 8 à l’acte II que le trouble fait vaciller son projet implacable : aimer ou tuer, détruire ou gracier ? Le récitatif et l’air « Ah ! Crudel ! il pianto mio » avec son largo et une véhémente partie B qui sourd sous la résignation du da capo insinuent le doute à l’oreille.
L’ambiguïté essentielle de l’Armide du Tasse est ainsi préservée.

Rossi, malgré les libertés qu’il prend, est l’un des rares librettistes à conclure sur sa conversion, (qui entraîne par effet de mimétisme celle d’Argant). Il se montre sur ce point fidèle à l’épopée et fait d’elle la seule magicienne de Haendel à connaître un sort clément. Mais, si elle est épargnée c’est au prix du renoncement à la magie, après avoir brisé sa baguette et éteint son « infernale flamme dans les eaux saintes », au moment où elle ne représenter d’ailleurs plus un véritable danger pour Renaud sur le point de se marier avec son Almirène.
Conclure sur cette double conversion ne doit pas laisser penser que l’œuvre baigne dans un climat chrétien permanent. Loin s’en faut. D’ailleurs les Croisés eux-mêmes n’invoquent pas les milices célestes mais prennent plutôt à partie Jupiter et l’Olympe. Renaud se laisse gagner par un soupçon : Pluton n’aurait-il pas enlevé Almirène en la confondant avec Proserpine tant elle est belle ? (I-8)
Dans ce contexte précis, on peut y voir avec Jean-Louis Martinoty « de légers coups de griffe » au catholicisme identifié lui-même comme une mythologie en pays protestant. Rinaldo, le champion du camp occidental, est loin de se montrer un chrétien irréprochable. Au moment du désespoir, après le rapt d’Almirène, se tourne-t-il vers Dieu pour implorer son secours ? Non, il préfère suivre les conseils d’Eustache et partir à la rencontre d’un homme « qui lit les cours des étoiles et sait / les vertus des pierres et des plantes » (c’est le Mage d’Ascalon du chant XIV de la Jérusalem même si le livret de Giacomo Rossi ne le précise pas)
Il suffit de se référer à la critique d’Addison pour percevoir combien ce concept de mage chrétien a pu choquer :
« Il n’est pas étonnant que ces scènes soient surprenantes, car elles sont l’œuvre de deux poètes de deux nations différentes, et que les magiciens qui les animent appartiennent à deux sexes différents. Armide (nous dit-on dans le livret) est une amazone spécialiste d’enchantements, et ce pauvre signor Cassani (nous apprend-il dans son rôle) est un sorcier chrétien (Mago Christiano). Je dois avouer mon embarras, ne sachant pas comment une amazone a pu apprendre les mystères de la science noire, ni comment un bon chrétien, car tel est le rôle du magicien, a des rapports avec le diable ».
Dans cette perspective les deux baptêmes peuvent être regardés comme un acte politique assurant aux nouveaux convertis un règne conjoint selon la promesse d’Armide : « Vien sposo al mio trono » (III-13) Il faut y voir une nouvelle pique contre l’opportunisme des papistes. De plus cette conclusion revêt plus une dimension morale que religieuse puisqu’elle ne comporte aucune allusion à la victoire de la chrétienté sur le paganisme
Si Hill et Rossi ont commis des contresens par rapport à l’épopée, ils ont aussi su retrouver un peu de la sensibilité du Tasse : l’esprit chevaleresque, l’intrusion de forces infernales au sein de paysages d’aspect idyllique, le conflit entre la nature et le surnaturel, le recours généralisé à la métaphore et aux oxymores, l’absence d’unité apparente, la force des sentiments.

La France a dû attendre l’été 1977 pour applaudir, lors d’un concert au festival de Saintes, ce chef-d’œuvre, sous la direction du très regretté Jean-Claude Malgloire. La création scénique dans notre pays a eu lieu huit ans plus tard, au Châtelet, lors d’une reprise de la fameuse production de Pier Luigi Pizzi avec Ewa Podles remplaçant Teresa Berganza. Depuis, l’ouvrage a été monté à la scène à Montpellier (2002), Caen (2010), Versailles (2011) et lors d’une tournée l’hiver dernier sans compter les versions de concert dont trois dans cette salle, en 1996 (Rousset), 1999 (Hogwood avec C. Bartoli) et 2016 (Montanari).

Vingt-deux ans après l’intégrale concertante du 22 octobre 1996, où il faisait ses débuts Avenue Montaigne, Christophe Rousset revient dans cette même salle diriger Rinaldo mais sans ses Talens lyriques et avec l’autre version de l’ouvrage, celle de 1731, probablement encore jamais donnée dans l’hexagone.
Il s'y montre comme toujours assez éblouissant de probité stylistique et de panache, de sens épique irrésistible et d'attention fine aux moindres détails de cette partition foisonnante. Le Kammerorchesterbasel est tout à fait à la hauteur de l'enjeu et nous régale de sonorités enjôleuses et puissantes. Le tout en technicolor.

Dans le rôle-titre, Xavier Sabata fait montre d'un engagement total et de belles couleurs mais peine parfois à alléger son émission et à varier les coloris.
Sandrine Piau, experte de ce répertoire, n'est plus tout à fait à son zénith vocal mais rend encore justice avec brio à la virtuosité de son rôle. Christopher Lowrey campe un Argante admirable d'articulation et au timbre savoureux. Eve-Maud Hubeaux fulmine une Armida sauvage et cruelle, un instant attendrie par la beauté juvénile de son ennemi, d'une voix impérieuse et tranchante, à la projection souveraine. Elle triomphe à l'applaudimètre. On est fasciné par sa capacité à briller dans les répertoires les plus divers, du baroque à Verdi (Eboli étonnante à Lyon en mars) en passant par les compositeurs allemands ou le contemporain (Manoury) sans oublier Rossini (l'exaltante version de concert d'Ermione ici-même).
Les autres solistes font preuve d'une belle efficacité sans pouvoir toutefois rivaliser avec leurs grands devanciers faute de la flamboyance exigée par ce répertoire taillé à la démesure des castrats.

Il est intéressant de noter que nous avons à Paris en ce moment, en ce mois de juin qui prend des allures de grand festival, deux opéras qui se déroulent avec la première croisade en toile de fond: La Nonne sanglante et ce Rinaldo. Deux réussites exemplaires qui permettent à toute une nouvelle génération de chanteurs de déployer l'étendue de leurs talents.

Jérôme Pesqué.
Parution de ma biographie "Régine Crespin, La vie et le chant d'une femme" ! Extraits sur https://reginecrespinbiographie.blogspot.com/
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Re: Haendel- Rinaldo (version de 1730) - Rousset- TCE - 5/06/2018

Message par Remigio2 » 05 juin 2018, 22:58

Intéressant mais quelque peu déséquilibré Rinaldo de Händel: comme le programme ne le souligne pas, il s’agissait de la version de Londres de 1731 sans les deux tubes, l’air du I “Sibilar gli angui d'aletto” d’Argante (chanté ce soir par un contre-ténor au lieu d’une basse profonde !), et l’air d’Armida au III “Vo far guerra”. Les airs alternatifs, plus psychologisants que virtuoses, du Caro Sassone sont comme d’habitude fort bien troussés et valent le détour, mais faire enchaîner trois arias da capo de suite à ce pauvre Rinaldo (très solide Xavier Sabata) juste avant le seul et unique entracte, était-ce bien raisonnable ? 🧐

R.
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Re: Haendel- Rinaldo (version de 1731) - Rousset- TCE - 5/06/2018

Message par JdeB » 06 juin 2018, 10:20

C'est que cette version de 1731 a été taillée pour les moyens fabuleux de Senesino !
Parution de ma biographie "Régine Crespin, La vie et le chant d'une femme" ! Extraits sur https://reginecrespinbiographie.blogspot.com/
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Re: Haendel- Rinaldo (version de 1731) - Rousset- TCE - 5/06/2018

Message par Remigio2 » 06 juin 2018, 16:19

Serait-il possible d'avoir cette version de 1731 dans la rubrique "Livrets" ? J'aimerais bien savoir notamment si Armida est censée se convertir au christianisme dans cette version - la voir invoquer Jupiter dans son dernier air, ça m'a fait bizarre, Inch'Allah :worthy:

Merci,
R.
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Re: Haendel- Rinaldo (version de 1731) - Rousset- TCE - 5/06/2018

Message par Piero1809 » 08 juin 2018, 17:33

Remigio2 a écrit :
06 juin 2018, 16:19
J'aimerais bien savoir notamment si Armida est censée se convertir au christianisme dans cette version - la voir invoquer Jupiter dans son dernier air, ça m'a fait bizarre, Inch'Allah :worthy:

Merci,
R.
Dans le livret en italien de la version 1731 que j'ai sous les yeux, il n'est plus question de conversion. Armida admet sa défaite, la fuite avec Argante reste la seule solution. Elle maudit Jupiter d'avoir causé sa ruine. La didascalie indique que les deux amants s'enfuient dans un char tiré par un dragon.

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Re: Haendel- Rinaldo (version de 1731) - Rousset- TCE - 5/06/2018

Message par Piero1809 » 08 juin 2018, 17:39

Merci Jérôme pour cette chronique que j'ai lue avec beaucoup d'intérêt.
J'ai vu la même production à Halle le 3 juin dernier et je suis globalement d'accord avec vous sur l'interprétation.

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Re: Haendel- Rinaldo (version de 1731) - Rousset- TCE - 5/06/2018

Message par JdeB » 10 juin 2018, 09:12

Piero1809 a écrit :
08 juin 2018, 17:39
Merci Jérôme pour cette chronique que j'ai lue avec beaucoup d'intérêt.
J'ai vu la même production à Halle le 3 juin dernier et je suis globalement d'accord avec vous sur l'interprétation.
:D

il y a dans la Jérusalem délivrée souvent des allusions à la mythologie
Il suffit de citer le Mage d’Ascalon. Ne déclare-t-il pas au Canto XIV, (..)

"Je séjourne souvent dans une demeure aérienne
Sur le mont Liban ou sur le mont Carmel
Là Mars et Vénus se montrent sans voile
A mes yeux sous toutes leurs apparences. (…) »
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