paco a écrit : ↑04 avr. 2019, 10:04
Il est toujours intéressant d'observer, 3 semaines après avoir vu un spectacle, ce qu'il en reste. Clairement, cette Forza m'aura marqué. Ce qu'il m'en reste, 3 semaines après l'avoir vue, c'est une impression globale de spleen, de mélancolie, de couleurs mordorées (merci Pappano !!). Et ce que dit le Newyorker (merci Hélène !) de la Leonora "Dostoïevskienne" de Netrebko me semble tout à fait décrire ce qu'il me reste en mémoire de cette grande soirée.
Mes souvenirs des grandes Forza de mon enfance et adolescence, celles des Caballé-Domingo-Carreras-Kabaivanska-Cappuccilli etc., étaient de la fièvre, du drame passionnel, de la fougue. Ce qu'il me reste de celle-ci est tout autre : de la mélancolie, une détresse presque impalpable.
C'est là selon moi le très grand tour de force de cette production (et sans aucun doute, je rejoins Hélène : merci Pappano, car tout repose sur lui dans le cas présent !!!) : avoir réinventé complètement l'interprétation de la Forza, sans aucunement dénaturer l'oeuvre bien au contraire. Formahault parlait de la version primitive : pour moi cette production du ROH, bien que jouant l'ultime version de l'oeuvre, se rapproche bien davantage de la première version dans son esprit de tragédie désespérée, noire, sombre. La force de cette représentation est d'avoir réussi à créer une nouvelle "référence" dans l'histoire de l'interprétation de la Forza : on ne dira pas "les versions Corelli and co étaient bien mieux" ou "la version ROH est bien meilleure", on dira "nous tenons là deux versions radicalement différentes mais toutes les deux très abouties et électrisantes".
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J'ai évidemment les mêmes références que toi concernant les "Forza" historiques mais celle, vu en direct fin 2013, de Munich avec l'Alvaro de JK, la Leonore d'Harteros et le Carlo de Tézier, avait déjà constitué pour moi une divine surprise : il était possible d'avoir trois chanteurs exceptionnels dans cette oeuvre qui exige ce minimum, et de disposer d'une interprétation radicale de cet Forza, en l'occurence celle d'une forte contestation de l'Eglise et de la religion puisque malgré leurs immenses sacrifices en faveur de Dieu, Leonora et Alvaro seront rattrapés par le destin et par la main impitoyable et qu'aucune clémence ne convainc, du bras armé vengeur de Don Carlo.
Grâce à Pappano (et malgré, pour moi, une mise en scène moins forte de ce point de vue), on atteint en effet avec cette "nouvelle" Forza une lecture d'une force inouïe, au travers du prisme de la noire désespérance des relations humaines. Chantés et joués par des chanteurs qui sont aussi des "interprètes" exceptionnels, les paroles se chargent d'un très lourd sens de quête impossible du bonheur toujours contrarié.
Le "retournement" (de ton, de style, de voix) qu'opère Leonore-Netrebko quand elle se résigne à disparaitre hors du monde, cachée le reste de sa vie dans une grotte obscure dont on a jeté la clé, alors qu'elle est jeune, belle, aimée et innocente, est une tragédie à lui tout seul et il ne s'agit pas seulement des performances vocales exceptionnelles de Netrebko mais de beaucoup plus que cela, une héroïne tragique qui va lutter contre l'horreur de son destin avant de s'en "remettre à la vierge" ne pouvant pas se battre à armes égales dans ce monde où les règles sont fixés par les hommes.
Le récit de ses malheurs auquel se livre Alvaro-Kaufmann est bien plus là aussi qu'un bel air de récital, tout comme les multiples moirures de son chant ne sont pas une démonstration de sa technique, il s'agit de tout autre chose là aussi : le récit d'un éternel paria, d'un fugitif, qui voudrait tant trouver l'amitié après avoir perdu l'amour, et dont tous les actes traduisent cette volonté de trouver une place enfin dans la communauté des hommes. L'importance des duos ténor-Baryton s'inscrit d'ailleurs dans cette lecture de la Forza : ces deux là, Alvaro le désespéré et Carlo le cruel, croient l'un et l'autre un court instant (oh si intense et beau, si bien traduit par l'amitié des deux chanteurs à la ville), s'être trouvés un frère. Mais c'est impossible, malgré toutes les tentatives d'Alvaro et les tentations de Carlo, cela doit mal finir.
Pappano ne perd jamais cette trame de vue : les thèmes du destin qui se font écho, se répètent à l'infini. Les "moments de distraction ou de respiration" semblent eux même garder en mémoire la fin tragique.
Et ce final... à quatre mais surtout à trois puis à deux, est dépouillé à l'extrême pour ne laisser que nos deux superstars totalement pénétrés de leurs rôles, ayant oublié toutes leurs étoiles en coulisse, et faisant partager au public leur abominable destin. Et puis il n'en reste qu'un, seul, abandonné, dont le visage seul exprime le désespoir du monde.
Qui n'a pas alors la larme à l'oeil ?