Offenbach - Les contes d'Hoffmann - Rizzi / Kratzer - Amsterdam - 06/2018
Posté : 02 juin 2018, 13:46
Jacques Offenbach
Les contes d'Hoffmann
Chef d'orchestre : Carlo Rizzi
Mise en scene : Tobias Kratzer
Décors et costumes : Rainer Sellmaier
Lumières : Bernd Purkrabek
Dramaturgie : Klaus Bertisch
Rotterdam Philharmonic Orchestra
Chorus du Dutch National Opera
Olympia : Nina Minasyan
Antonia : Ermonela Jaho
Giulietta : Christine Rice
La Muse : Irene Roberts
La Voix de la Tombe : Eva Kroon
Hoffmann : John Osborn
Lindorf/Coppelius/Le docteur Miracle/Le capitaine Dapertutto : Erwin Schrott
Spalanzani : Rodolphe Briand
Crespel/Maître Luther : Paul Gay
Peter Schlémil : François Lis
Andrès/Cochenille/Frantz/Pittichinaccio : Sunnyboy Dladla
Nathanaël : Mark Omvlee
Hermann : Frederik Bergman
Wilhelm : Alexander de Jong (DNO talent)
Le capitaine des Sbires : Peter Arink
Représentation du 3 juin 2018.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
Les représentations actuelles des Contes d’Hoffmann à l’opéra d’Amsterdam marquent d’une pierre blanche l’histoire de cet opéra depuis les récentes découvertes d’éléments de partition et l’établissement de la version Kaye-Keck des années 2000. Disons-le d’emblée, ni la version retenue ni la mise en scène ne peuvent prétendre à la perfection, mais l’équilibre procuré par l’ensemble est idéal. Les nombreuses coupes réalisées (dans un opéra perpétuellement « in progress », rappelons-le) ne nuisent pas tant que ça au résultat global alors que la volonté de rétablir la force de l’acte de Giulietta permet de faire justement pendant aux beautés – déjà largement connues - des deux autres actes.
L’affiche sur le papier s’annonçait de haut vol. Les promesses sont tenues : on a affaire à une distribution d’un niveau extraordinaire et d’une homogénéité sans faille.
Du côté masculin de cette partition, John Osborn et Erwin Schrott sont tout simplement fantastiques. Le premier confirme cette élégance qui éclatait dans son disque en hommage à Gilbert Duprez avec un phrasé français parfait, une sensibilité et une vaillance confirmée jusqu’à l’issue du drame. Il est probablement le plus fantastique Hoffmann qui soit actuellement. Le timbre est beau et les aigus rayonnants comme les deux successifs qu’il nous donnera à la fin de l’air de Kleinzach.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
On connait le second, roublard et joueur, au français très passable, semble-t-il d’ailleurs plus handicapé par un accent prononcé que par une diction contestable. Malgré ce handicap, il se joue de la partition et de nous, en caressant chaque mot, en jouant sur chaque intonation, et en composant, comme un caméléon, trois méchants tout à la fois drôlatiques et inquiétants. La voix, de surcroît, est ample et d’une beauté à couper le souffle.
Ne serait ce qu’avec ce couple, tout concourt déjà à une représentation d’exception.
Sauf que la (quasi) perfection pouvant, de temps en temps, avec un alignement des planètes (lyriques) adéquat, s’avérer possible, il y également un quatuor de femmes parfait. De surcroît, condition sine qua non dans cette production, les quatre chanteuses sont d’excellentes comédiennes.
Dès le début de l’opéra, Irène Roberts "assure" avec panache d’une voix riche et bien projetée. Première rentrée sur le plateau, cette muse qui restera féminine et ne deviendra jamais Nicklausse, d’abord sortie de son « tonneau », se moquera avec les vocalises requises de “la poupée aux yeux d’émail” et nous envoûtera “avec son archet frémissant”. Une très belle voix à suivre.
Nina Minasyan campe une Olympia de très belle tenue, avec un beau timbre de voix et les vocalises et aigus idoines. Grâce à son interprétation, sa gestuelle, sa voix, elle parvient à nous émouvoir dans ce rôle de femme martyrisée, là où tant d'autres ne tirent de cette partition qu’une prestation comique.
Quand arrive Ermonela Jaho, avec une "tourterelle" - air si souvent insipide alors qu'avec elle, il est déjà enfiévré - l’acte II s’annonce rude et âpre. La souffrance de l’amour contrarié se marie avec celle de l’enfermement réalisé par son père afin qu’elle renonce à ses envies. Cette introduction confirme qu'Ermonela Jaho est aujourd’hui la plus belle Antonia, la plus passionnée, celle qui nous arrache des larmes à sa mort, mélange de l’émotion produite par son chant et par l’énergie invraisemblable qu’elle met dans cette dernière bataille. À eux deux, dans cet acte, Jaho et Schrott, accompagnés par un Carlo Rizzi "au taquet", font le show, éclipsant, pour le coup, tous les autres protagonistes et poussant la tension à son niveau maximum à la mort d’Antonia.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
Déjà étourdi, on se dit qu’on a atteint le sommet et qu’avec l’acte de Giulietta on ne peut que redescendre d’un cran. Telle n’est pas l’ambition de l’ensemble des acteurs de cette production. Non seulement Christine Rice est une Giulietta somptueuse (on l’avait déjà appréciée à Londres) mais la version choisie, avec le finale et la mort de Pitichinaccio ainsi que l’air de Giulietta « l’amour lui dit : la belle » est passionnante et rétablit l’opéra sur les trois piliers nécessaires que sont les histoires de ces trois femmes. Le seul regret que j’exprime est l’absence de l’air d’Hoffmann « hélas, je vais encore la suivre » dans lequel, incontestablement, Osborn aurait été divin.
Enfin l’épilogue, quoique raccourci en raison de l’escamotage du second Kleinzach, finit de belle façon, le “on est plus grand par l’amour” étant repris successivement par les trois sopranos puis par les autres solistes et le chœur.
La mise en scène est extrêmement bien pensée avec, dirons-nous, le gros défaut de ses grandes qualités. Tobias Kratzer a fait le choix d’une plongée glaciale dans le drame où nulle échappatoire n’est aménagée. Même l’acte d’Olympia souvent si léger s’enfonce dans l’horreur avec une poupée bien moins légère que d’habitude. Bien sûr, le choix fait d’une césure claire entre l’univers - la chambre - d’Hoffmann et le lieu où vivent les trois femmes introduit une distanciation parfois pénalisante notamment dans l’acte d’Antonia. La configuration en cases séparées permet des actions distinctes et pas toujours reliées entre elles. L’effet de cloisonnement met justement en évidence l’enfermement des différents personnages tout comme la vulnérabilité des femmes sujettes aux pulsions des hommes : prisonnières comme Olympia et Antonia, cloîtrée dans des bas-fonds de stupre pour Giulietta, en attente pour la muse, dans la chambre de Hoffmann.
Tobias Kratzer fait de Hoffmann un paparazzi star qui poursuit la Diva Stella et affiche ses portraits dans sa chambre - studio. Enfermé dans le trivial, son "art" ne peut que se limiter aux photographies sur papier glacé de cette femme sublime ou de faits divers sordides (comme celui de fillettes séquestrées et martyrisées dans la maison de Spalanzani). Il se transforme même, à l'occasion, en voyeur, frustré de ne pas pouvoir photographier les horreurs qu'il voit et le font jouir. Ainsi, Kratzer fait le choix d’un homme puissant par le travail, et l'argent qu'il lui procure, mais paumé dans sa vie privée, jouisseur avant tout, entouré de compères du même acabit, la muse comprise qui ne rate pas l’occasion de profiter des égarements de Hoffmann. Ces individus ne valent guère et si Hoffmann sait sortir de son antre, alcoolisé et cocaïné, ce n’est que pour tenter de profiter des mêmes plaisirs à l’extérieur et de piéger de nouvelles victimes. En revanche, lorsque la femme est pure et l’art est son motif, que les dimensions de l'âme, cette chose étrangère, ne peuvent être photographiés, Hoffmann reste frustré dans sa chambre alors qu'Antonia se démène dans un autre univers (mental ?) avec le docteur Miracle. Cette séparation de corps entre les deux protagonistes est nettement le point frustrant de la mise en scène dans laquelle jamais Osborn ne chantera aux côtés de Jaho, d’autant que le dispositif oblige le ténor et Irène Roberts à un jeu de mime incessant, de positions frisant parfois le grotesque.
L’acte III est le moment de l'inversion de la situation. Alors que Hoffmann a pour emploi de pénétrer chez les autres, de leur voler leur image, il est pris à son propre piège par Giulietta. La femme séductrice et vulgaire (la seule qui s'abaisse à son niveau) entrera ainsi dans l'univers d'Hoffmann et lui volera son reflet. Ainsi, le rétablissement du final de cet acte prend toute sa dimension avec la pulsion assassine de Hoffmann, vis à vis d’abord de son rival, mais surtout de Giulietta même si les coups sont détournés, in fine, par Dapertutto vers Pitichinaccio. La femme vraiment dangereuse est celle qui menace l'homme dans son rôle tout puissant de voyeur et de manipulateur.
Le prologue met donc en place les mouvements d'une bande de petits bourgeois, jouisseurs et cyniques, gravitant comme des parasites autour de Hoffmann, le pourvoyeur de leurs plaisirs.
L’acte premier débute par une scène horrifique. Des filles sans yeux (les filles de Spalanzani ?) sont séquestrées, apeurées dans une chambre où les fameux yeux leur sont greffés à coups de couteau. On se croit dans une de ces familles où les enfants, enfermés à leur naissance, ne connaissent qu’une image fausse de la vie et sont effrayés par la vie extérieure. Face à Hoffmann, ce fauve qui traque les événements de ce monde extérieur, elles sont tout l'inverse, les victimes aveugles cloîtrés dans leur monde intérieur. Ainsi le (court) parcours de la poupée ne sera qu’un chemin de croix, sauf lorsque Cochenille, seul personnage tendre, vient lui prodiguer un peu de réconfort. Visiblement heureux d'être entré dans l'intimité de l'horreur, Hoffmann observe puis se fera, sans problème, complice des sévices imposés à la poupée.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
Antonia commence son acte, elle aussi enfermée dans sa chambre et ne doit qu’à la gentillesse de Frantz (encore le domestique) de s’en évader. Dans cet acte, la faiblesse du dispositif déjà relevée est vite balayée par le fait que nous sommes immédiatement captivés par la farandole déchaînée à laquelle se livrent Jaho et Schrott, étourdissants, farandole pour laquelle on laisse volontiers notre photographe et sa muse, impuissants, se morfondre dans leur boîte.
Le dispositif est alors progressivement dirigé vers le ciel, inaccessible pour ce médiocre Hoffmann. La mort d'Antonia au tout dernier étage du complexe, éclaboussant de sang la pièce du dessous, et Hoffmann et la muse qui s’y trouvent, procure un effet saisissant.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
Avec Giulietta, on descend dans les bas-fonds, à la fois un égout glauque et une boite de nuit où des sirènes - draq-queen se sont échouées, terrassées par un peu trop de drogue. Dans ce lieu de luxure peu ragoûtant, royaume de junkies pathétiques, Hoffmann et sa bande retrouvent leur élément. Ce lieu qui fait ressortir le talon d’Achille d'Hoffmann, sa vulnérabilité, causera, comme je l'ai dit, sa perte.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
Ainsi, si l'on met de côté, un procédé un peu artificiel dans l’acte II, Tobias Kratzer signe une mise en scène intelligente, d’une grande unité et mettant en évidence le drame, voire le sordide d’une œuvre qu’ils irriguent en permanence. La force de la mise en scène combinée à la puissance des interprètes fait de ces Contes une grande réussite.
Les autres interprètes sont eux aussi épatants, Sunnyboy Dladla campe avec une très belle voix un Cochenille et un Frantz, doux et protecteurs à souhait. Paul Gay est somptueux dans Crespel. Eva Kroon à la superbe voix de mezzo répond parfaitement à celle de Jaho; Rodolphe Briand et François Lis complètent ce plateau d’excellence.
Enfin, la réussite repose aussi sur un Carlo Rizzi, autre architecte brillant de cette version remaniée, sur l’orchestre philharmonique de Rotterdam et sur les magnifiques chœurs de l’opéra d’Amsterdam dont le français est parfait.
Paul Fourier
Les contes d'Hoffmann
Chef d'orchestre : Carlo Rizzi
Mise en scene : Tobias Kratzer
Décors et costumes : Rainer Sellmaier
Lumières : Bernd Purkrabek
Dramaturgie : Klaus Bertisch
Rotterdam Philharmonic Orchestra
Chorus du Dutch National Opera
Olympia : Nina Minasyan
Antonia : Ermonela Jaho
Giulietta : Christine Rice
La Muse : Irene Roberts
La Voix de la Tombe : Eva Kroon
Hoffmann : John Osborn
Lindorf/Coppelius/Le docteur Miracle/Le capitaine Dapertutto : Erwin Schrott
Spalanzani : Rodolphe Briand
Crespel/Maître Luther : Paul Gay
Peter Schlémil : François Lis
Andrès/Cochenille/Frantz/Pittichinaccio : Sunnyboy Dladla
Nathanaël : Mark Omvlee
Hermann : Frederik Bergman
Wilhelm : Alexander de Jong (DNO talent)
Le capitaine des Sbires : Peter Arink
Représentation du 3 juin 2018.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
Les représentations actuelles des Contes d’Hoffmann à l’opéra d’Amsterdam marquent d’une pierre blanche l’histoire de cet opéra depuis les récentes découvertes d’éléments de partition et l’établissement de la version Kaye-Keck des années 2000. Disons-le d’emblée, ni la version retenue ni la mise en scène ne peuvent prétendre à la perfection, mais l’équilibre procuré par l’ensemble est idéal. Les nombreuses coupes réalisées (dans un opéra perpétuellement « in progress », rappelons-le) ne nuisent pas tant que ça au résultat global alors que la volonté de rétablir la force de l’acte de Giulietta permet de faire justement pendant aux beautés – déjà largement connues - des deux autres actes.
L’affiche sur le papier s’annonçait de haut vol. Les promesses sont tenues : on a affaire à une distribution d’un niveau extraordinaire et d’une homogénéité sans faille.
Du côté masculin de cette partition, John Osborn et Erwin Schrott sont tout simplement fantastiques. Le premier confirme cette élégance qui éclatait dans son disque en hommage à Gilbert Duprez avec un phrasé français parfait, une sensibilité et une vaillance confirmée jusqu’à l’issue du drame. Il est probablement le plus fantastique Hoffmann qui soit actuellement. Le timbre est beau et les aigus rayonnants comme les deux successifs qu’il nous donnera à la fin de l’air de Kleinzach.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
On connait le second, roublard et joueur, au français très passable, semble-t-il d’ailleurs plus handicapé par un accent prononcé que par une diction contestable. Malgré ce handicap, il se joue de la partition et de nous, en caressant chaque mot, en jouant sur chaque intonation, et en composant, comme un caméléon, trois méchants tout à la fois drôlatiques et inquiétants. La voix, de surcroît, est ample et d’une beauté à couper le souffle.
Ne serait ce qu’avec ce couple, tout concourt déjà à une représentation d’exception.
Sauf que la (quasi) perfection pouvant, de temps en temps, avec un alignement des planètes (lyriques) adéquat, s’avérer possible, il y également un quatuor de femmes parfait. De surcroît, condition sine qua non dans cette production, les quatre chanteuses sont d’excellentes comédiennes.
Dès le début de l’opéra, Irène Roberts "assure" avec panache d’une voix riche et bien projetée. Première rentrée sur le plateau, cette muse qui restera féminine et ne deviendra jamais Nicklausse, d’abord sortie de son « tonneau », se moquera avec les vocalises requises de “la poupée aux yeux d’émail” et nous envoûtera “avec son archet frémissant”. Une très belle voix à suivre.
Nina Minasyan campe une Olympia de très belle tenue, avec un beau timbre de voix et les vocalises et aigus idoines. Grâce à son interprétation, sa gestuelle, sa voix, elle parvient à nous émouvoir dans ce rôle de femme martyrisée, là où tant d'autres ne tirent de cette partition qu’une prestation comique.
Quand arrive Ermonela Jaho, avec une "tourterelle" - air si souvent insipide alors qu'avec elle, il est déjà enfiévré - l’acte II s’annonce rude et âpre. La souffrance de l’amour contrarié se marie avec celle de l’enfermement réalisé par son père afin qu’elle renonce à ses envies. Cette introduction confirme qu'Ermonela Jaho est aujourd’hui la plus belle Antonia, la plus passionnée, celle qui nous arrache des larmes à sa mort, mélange de l’émotion produite par son chant et par l’énergie invraisemblable qu’elle met dans cette dernière bataille. À eux deux, dans cet acte, Jaho et Schrott, accompagnés par un Carlo Rizzi "au taquet", font le show, éclipsant, pour le coup, tous les autres protagonistes et poussant la tension à son niveau maximum à la mort d’Antonia.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
Déjà étourdi, on se dit qu’on a atteint le sommet et qu’avec l’acte de Giulietta on ne peut que redescendre d’un cran. Telle n’est pas l’ambition de l’ensemble des acteurs de cette production. Non seulement Christine Rice est une Giulietta somptueuse (on l’avait déjà appréciée à Londres) mais la version choisie, avec le finale et la mort de Pitichinaccio ainsi que l’air de Giulietta « l’amour lui dit : la belle » est passionnante et rétablit l’opéra sur les trois piliers nécessaires que sont les histoires de ces trois femmes. Le seul regret que j’exprime est l’absence de l’air d’Hoffmann « hélas, je vais encore la suivre » dans lequel, incontestablement, Osborn aurait été divin.
Enfin l’épilogue, quoique raccourci en raison de l’escamotage du second Kleinzach, finit de belle façon, le “on est plus grand par l’amour” étant repris successivement par les trois sopranos puis par les autres solistes et le chœur.
La mise en scène est extrêmement bien pensée avec, dirons-nous, le gros défaut de ses grandes qualités. Tobias Kratzer a fait le choix d’une plongée glaciale dans le drame où nulle échappatoire n’est aménagée. Même l’acte d’Olympia souvent si léger s’enfonce dans l’horreur avec une poupée bien moins légère que d’habitude. Bien sûr, le choix fait d’une césure claire entre l’univers - la chambre - d’Hoffmann et le lieu où vivent les trois femmes introduit une distanciation parfois pénalisante notamment dans l’acte d’Antonia. La configuration en cases séparées permet des actions distinctes et pas toujours reliées entre elles. L’effet de cloisonnement met justement en évidence l’enfermement des différents personnages tout comme la vulnérabilité des femmes sujettes aux pulsions des hommes : prisonnières comme Olympia et Antonia, cloîtrée dans des bas-fonds de stupre pour Giulietta, en attente pour la muse, dans la chambre de Hoffmann.
Tobias Kratzer fait de Hoffmann un paparazzi star qui poursuit la Diva Stella et affiche ses portraits dans sa chambre - studio. Enfermé dans le trivial, son "art" ne peut que se limiter aux photographies sur papier glacé de cette femme sublime ou de faits divers sordides (comme celui de fillettes séquestrées et martyrisées dans la maison de Spalanzani). Il se transforme même, à l'occasion, en voyeur, frustré de ne pas pouvoir photographier les horreurs qu'il voit et le font jouir. Ainsi, Kratzer fait le choix d’un homme puissant par le travail, et l'argent qu'il lui procure, mais paumé dans sa vie privée, jouisseur avant tout, entouré de compères du même acabit, la muse comprise qui ne rate pas l’occasion de profiter des égarements de Hoffmann. Ces individus ne valent guère et si Hoffmann sait sortir de son antre, alcoolisé et cocaïné, ce n’est que pour tenter de profiter des mêmes plaisirs à l’extérieur et de piéger de nouvelles victimes. En revanche, lorsque la femme est pure et l’art est son motif, que les dimensions de l'âme, cette chose étrangère, ne peuvent être photographiés, Hoffmann reste frustré dans sa chambre alors qu'Antonia se démène dans un autre univers (mental ?) avec le docteur Miracle. Cette séparation de corps entre les deux protagonistes est nettement le point frustrant de la mise en scène dans laquelle jamais Osborn ne chantera aux côtés de Jaho, d’autant que le dispositif oblige le ténor et Irène Roberts à un jeu de mime incessant, de positions frisant parfois le grotesque.
L’acte III est le moment de l'inversion de la situation. Alors que Hoffmann a pour emploi de pénétrer chez les autres, de leur voler leur image, il est pris à son propre piège par Giulietta. La femme séductrice et vulgaire (la seule qui s'abaisse à son niveau) entrera ainsi dans l'univers d'Hoffmann et lui volera son reflet. Ainsi, le rétablissement du final de cet acte prend toute sa dimension avec la pulsion assassine de Hoffmann, vis à vis d’abord de son rival, mais surtout de Giulietta même si les coups sont détournés, in fine, par Dapertutto vers Pitichinaccio. La femme vraiment dangereuse est celle qui menace l'homme dans son rôle tout puissant de voyeur et de manipulateur.
Le prologue met donc en place les mouvements d'une bande de petits bourgeois, jouisseurs et cyniques, gravitant comme des parasites autour de Hoffmann, le pourvoyeur de leurs plaisirs.
L’acte premier débute par une scène horrifique. Des filles sans yeux (les filles de Spalanzani ?) sont séquestrées, apeurées dans une chambre où les fameux yeux leur sont greffés à coups de couteau. On se croit dans une de ces familles où les enfants, enfermés à leur naissance, ne connaissent qu’une image fausse de la vie et sont effrayés par la vie extérieure. Face à Hoffmann, ce fauve qui traque les événements de ce monde extérieur, elles sont tout l'inverse, les victimes aveugles cloîtrés dans leur monde intérieur. Ainsi le (court) parcours de la poupée ne sera qu’un chemin de croix, sauf lorsque Cochenille, seul personnage tendre, vient lui prodiguer un peu de réconfort. Visiblement heureux d'être entré dans l'intimité de l'horreur, Hoffmann observe puis se fera, sans problème, complice des sévices imposés à la poupée.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
Antonia commence son acte, elle aussi enfermée dans sa chambre et ne doit qu’à la gentillesse de Frantz (encore le domestique) de s’en évader. Dans cet acte, la faiblesse du dispositif déjà relevée est vite balayée par le fait que nous sommes immédiatement captivés par la farandole déchaînée à laquelle se livrent Jaho et Schrott, étourdissants, farandole pour laquelle on laisse volontiers notre photographe et sa muse, impuissants, se morfondre dans leur boîte.
Le dispositif est alors progressivement dirigé vers le ciel, inaccessible pour ce médiocre Hoffmann. La mort d'Antonia au tout dernier étage du complexe, éclaboussant de sang la pièce du dessous, et Hoffmann et la muse qui s’y trouvent, procure un effet saisissant.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
Avec Giulietta, on descend dans les bas-fonds, à la fois un égout glauque et une boite de nuit où des sirènes - draq-queen se sont échouées, terrassées par un peu trop de drogue. Dans ce lieu de luxure peu ragoûtant, royaume de junkies pathétiques, Hoffmann et sa bande retrouvent leur élément. Ce lieu qui fait ressortir le talon d’Achille d'Hoffmann, sa vulnérabilité, causera, comme je l'ai dit, sa perte.
Photo : opéra d'Amsterdam / Baus
Ainsi, si l'on met de côté, un procédé un peu artificiel dans l’acte II, Tobias Kratzer signe une mise en scène intelligente, d’une grande unité et mettant en évidence le drame, voire le sordide d’une œuvre qu’ils irriguent en permanence. La force de la mise en scène combinée à la puissance des interprètes fait de ces Contes une grande réussite.
Les autres interprètes sont eux aussi épatants, Sunnyboy Dladla campe avec une très belle voix un Cochenille et un Frantz, doux et protecteurs à souhait. Paul Gay est somptueux dans Crespel. Eva Kroon à la superbe voix de mezzo répond parfaitement à celle de Jaho; Rodolphe Briand et François Lis complètent ce plateau d’excellence.
Enfin, la réussite repose aussi sur un Carlo Rizzi, autre architecte brillant de cette version remaniée, sur l’orchestre philharmonique de Rotterdam et sur les magnifiques chœurs de l’opéra d’Amsterdam dont le français est parfait.
Paul Fourier