Grétry - Raoul Barbe-Bleue - M. Wählberg - CD Aparté, 2019

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EdeB
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Grétry - Raoul Barbe-Bleue - M. Wählberg - CD Aparté, 2019

Message par EdeB » 17 nov. 2019, 19:17

Grétry – Raoul Barbe-Bleue (1789)
Comédie en trois actes et en prose
Livret de Michel-Jean Sedaine (1719-1797)

Chantal Santon-Jeffery - Isaure
François Rougier - Vergi
Matthieu Lécroart - Raoul
Manuel Nuñez Camelino - Osman
Eugénie Lefebvre - Jeanne / Une Bergère
Enguerrand de Hys - Le Vicomte de Carabi
Jérôme Boutillier - Le Marquis de Carabas
Marine Lafdal-Franc - Jacques

Orkester Nord
Martin Wählberg, direction

CD Aparté, 2019.


Image

Si Barbe Bleu m’était contée…

Du conte à l’opéra…

Créé au Théâtre Italien, le 2 mars 1789, Raoul Barbe Bleue est la septième collaboration entre Grétry et Sedaine. Les Annales Dramatiques de Barbault (1811) en donnent un synopsis lapidaire : «Cette pièce est une copie dialoguée du fameux conte de La Barbe Bleue. La principale différence est que le rôle de la sœur Anne est rempli par un amant de la belle Isaure, qui s'est introduit chez elle, sous le nom et les habits de cette sœur. » Le conte en question n’était autre que celui de Charles Perrault (1628-1703), dont la célébrité était extrême, depuis la parution des Histoires ou Contes du Temps passé, avec des Moralités en 1695.

Connu et apprécié dans toute l’Europe, «La Barbe Bleue » est assez rapidement adapté sur les planches, et la scène lyrique s’empare du personnage, avec toute une série de livrets. Le tout premier est celui de Sedaine en 1789, suivi, la même année, par une adaptation de Monvel : Raoul, sire de Créqui, mise en musique par Dalayrac. Ce ne sont que les premiers d’une longue série d’opéras, pantomimes et pièces de théâtres, où l’on trouve même en 1798 un opéra composé pour Drury Lane par Michael Kelly, premier Antonio et Basilio de Mozart ! Bien plus connus sont désormais les ouvrages d’Offenbach, Dukas et Bartok. Cette réutilisation de son œuvre aurait sans doute fait soupirer d’aise Charles Perrault, lui qui considérait que la scène lyrique présentait «des chimères qui endorment la raison » comparables à celles des contes.

Notons que ce n’était d’ailleurs pas la première fois que Grétry travaillait sur un matériau issu de contes : Zémire et Azor (1771) était déjà une adaptation de La Belle et la Bête, conte de Madame Leprince de Beaumont.

En 1789, si Grétry n’était plus au faîte de sa célébrité à laquelle il était parvenu dans les années 1780 avec Richard-Cœur-de-Lion (1784), il restait l’un des compositeurs les plus fêtés d’Europe. Proche de la famille royale dont il avait reçu la protection, ce royaliste de cœur (ce dont il témoignera encore avec Pierre le Grand en 1790) n’en sut pas moins s’adapter à un goût changeant, flattant les tenants de l’ordre nouveau, tout comme les amateurs des dernières tendances musicales. La Correspondance Littéraire jugea d’ailleurs que «La musique de ce drame a paru en général plus savante et d'une harmonie moins uniforme dans ses accompagnemens que beaucoup d'autres compositions de M. Grétry » ; que l’orchestre était «plus varié et plus soigné », et que le duo Isaure-Vergi, lors de l’ouverture du cabinet était d’un «effet déchirant ». Malgré ses critiques sur l’invraisemblance, qu’on appellerait de nos jours « psychologique », des personnages, le même critique reconnaît qu’«On a bien reconnu dans ce drame la touche originale du talent [de Sedaine], cet art qu'il possède si bien, de trouver des effets de théâtre absolument nouveaux dans les conceptions les plus simples comme dans les plus hardies; mais celle-ci a paru en général plus bizarre qu'intéressante. » A l’époque, on reprocha à la «composition » de «manquer trop souvent de l'expression noble et sensible que demandait le caractère et le ton général de l'ouvrage », caractères qui en font aujourd’hui tout le prix !

En mettant en musique cette « pièce à sauvetage » bien dans l’air du temps, le compositeur brocardait les abus de la noblesse féodale, tout en conservant la saveur cruelle du récit originel. Cela fut d’ailleurs remarqué, car le meurtre final du mari en scène rompait avec les conventions théâtrales. Quant à la scène-clé de l’ouverture du réduit renfermant les cadavres, elle avait été louée à la création pour «l'effet prodigieux que M. Sedaine a su tirer de la situation où se trouve la femme de Barbe-Bleue lorsqu'elle a ouvert le fatal cabinet, situation qui devient plus déchirante encore par le retour de son amant à qui elle montre avec effroi le sort affreux qui l'attend pour avoir dédaigné ses conseils ».

Reçu avec une certaine ambivalence critique en France, cet opéra « médiéval » fut représenté durant toute la Révolution et connut également une fortune artistique importante à l’étranger : il fut tout aussi populaire en Allemagne, où il continua d’être régulièrement donné durant le XIXe siècle. Le suspense du livret, tout comme le chatoiement équivoque de la partition ne pouvaient que plaire aux Romantiques, plus aptes à en goûter les noirceurs qu’un public français dérouté par cet opéra bigarré. Même Richard Wagner avoua avoir reçu sa première forte impression théâtrale, dans sa jeunesse, à l’occasion d’une représentation de ce Raoul Barbe Bleue !

Le récit de Sedaine est relativement fidèle à l’original de Perrault, bien qu’il en complexifie la trame et qu’il obscurcisse tous ses personnages, parfois bien éloignés des archétypes du conte. Ainsi, l’héroïne Isaure, femme du richissime Barbe Bleue, oublie commodément ses serments de fidélité à son amant Vergi tout aussi désargenté qu’elle, pour relever la fortune et le nom familial grâce à ce mariage intéressé. Si elle est poussée à ce parjure par ses frères Carabas et Carabi, son avidité et son amour de la parure la poussent à se renier elle-même. Vergi, pour sa part, n’est pas réellement un preux chevalier sans peur et sans reproche : son travestissement en « sœur Anne », qui lui permet de rejoindre son amante durant un voyage du mari, amoindrit la noblesse du personnage. De plus, cet artifice littéraire se moque ainsi des scènes de travestissement opératique et permet une réécriture drolatique : ainsi, le fameux appel de l’épouse coupable, devenu «Vergi, ma sœur, ne vois-tu rien venir ? », prend une nouvelle résonnance… Osman, le majordome de Barbe Bleue, se cantonne dans une typologie bien connue, celle du vieux serviteur compatissant terrorisé par son maître. Plus intéressant, la cruauté de Raoul Barbe Bleue – dont le prénom trouve son origine dans la légende de Raoul de Coucy – est expliquée par une malédiction digne du Fatum antique : on lui a prédit que la curiosité de son épouse causerait sa mort. Et c’est finalement en tâchant d’écarter le mauvais sort que Raoul met en place les éléments nécessaires pour la rendre effective… Entrecroisant le vieux thème de ballades populaires de la «maumariée » et les ravages de la curiosité féminine, bien connus depuis le mythe de Pandore, le conte, puis le livret proposent une morale satisfaisante, puisque l’héroïne devenue riche par la mort de son «tyran », finira par épouser son amant.

Le CD

Après une goûteuse récréation française par Les Monts du Reuil (voir le compte rendu de la représentation de Reims du 13 mai 2016) qui mettait en valeur la tonalité féérico-réaliste mêlée de farce de tréteaux de l’ouvrage, c’est de Norvège (du festival de Trondheim, plus précisément) que nous vient le présent enregistrement, à travers une co-production du Centre de Musique Baroque de Versailles.

Après la découverte inoubliable d’une partition superbe d’ironie et de sous-entendus dans un effectif orchestral sensiblement plus réduit, c’est un plaisir que ne renierait pas Perrault de se voir conter à nouveau ce récit terrible avec un orchestre plus fourni. Toutefois cette nouvelle amplitude s’accompagne d’un élan romantique souvent déplacé, Martin Wählberg semblant parfois hésiter entre montées en puissance et archaïsmes parfois mal digérés, puisqu’il enjambe stylistiquement l’histoire de la musique, de Gluck au Rossini de Guillaume Tell. Il faut aussi regretter le côté clinquant et parfois tonitruant d’un orchestre tonique, mais qui noie souvent les voix dans une réverbération brouillant les détails d’une orchestration raffinée.

En Isaure, Chantal Santon-Jeffery trouve un de ses grands rôles : elle apporte à cette héroïne qui contribue à faire son propre malheur une présence singulière et un panache séducteur qui se déploie avec ambiguïté dans le basculement de sa fidélité amoureuse (face aux présents de Raoul). Son amant Vergi / « sœur Anne » est campé avec suavité et clarté par François Rougier, tandis que les deux frères Carabi et Carabas sont brossés avec contrastes et humour par Enguerrand de Hys et Jérôme Boutillier. En Osman couard, Manuel Nuñez Camelino tremble avec conviction face à son tyran de maître, rôle-titre plus effacé dans la partition, mais dont l’autorité naturelle et la force d’intimidation sont parfaitement rendus par Matthieu Lécroart, entre séduction doucereuse et tonnerre rentré. Dans leurs apparitions plus anecdotiques, Marine Lafdal-Franc et Eugénie Lefebvre font valoir leur belle diction.

Décidément, il s’agit d’une partition de première force qui recèle bien des merveilles.

Emmanuelle Pesqué
Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles. - M. Leiris
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