Retour sur la séance du 13 juin
Hier à Paris, sur l’imposant plateau de la Bastille, l’unité de vues entre
Jurowski à la baguette,
Van Hove à la mise en scène et
Moussorgski, m’a semblé parfaite. Un alignement des planètes qui donne force et sens à l’ouvrage et scotche sur son siège le spectateur qui épouse ce point de vue, pris alors dans la tourmente d’un règne, contesté et critiqué, où se croisent les figures habituelles de la Russie éternelle : le fou, le pope, le soldat, le gardien, l’intrigant de palais, la nourrice, l’enfant.
Ni or, ni costumes d’époque,
Van Hove choisit la sobriété : costumes gris actuels, vestes rouges de l’enfant assassiné, bientôt accompagné de sa dizaine de clones, qui cassent cette uniformité grise et marrons dominantes. Les trois femmes portent également des robes de couleur plus vives et plus gaie. La foule est celle du peuple, bigarrée mais sans couleurs vives ou celle des boyards, uniformes et gris. Les personnages sont campés : le moine Pimème et sa longue barbe et sa longue robe de bure, par exemple, la jeune et fraîche Xénia en robe rouge.
Le décor est dominé par ce fameux escalier qui descend sous la scène et n’est tendu de rouge qu’après l’avènement de Boris. Gloire et sang. Tapis rouge symbole du pouvoir et du crime originel.
Le fond de scène est un écran à trois faces où défilent des images : de paysages désolés, de friches industrielles en noir et blanc dans la première partie, puis de superbes paysages de campagnes en couleur, lumière dorée baignant alors la scène, lors des récits sur la grandeur de la Russie et de l’empire des tsars. La foule s’invite régulièrement en gros plan tout comme le crime, le meurtre, le sang répandu.
Je me suis demandée si
Van Hove n’avait eu l’intention, dans ce dispositif, de prévoir des incrustations en direct, mais la beauté et l’efficacité des vidéos ainsi utilisées, ne posait pas problème.
Disons que la mise en scène n’a rien de remarquable, sans être pour autant à contre sens et finalement elle s'impose comme partie prenante de la performance d'ensemble.
La direction musicale précise et inspirée de
Jurowski est d’une immense qualité dans l’interprétation de cette partition assez complexe. C’est même sans doute avec la brochette de très bons chanteurs, l’atout principal d’une œuvre, je le répète, difficile à aborder.
Les chœurs sont très sollicités, au moins autant que les solistes. Et je les ai trouvés excellents, très engagés avec un très impressionnant « tableau vivant » dans la scène où la foule crie misère et réclame du pain, venant jusqu’au bord du plateau dans un mouvement collectif menaçant.
L’ensemble des solistes est de très grande qualité, d’abord du fait d’un Boris tout à fait exceptionnel, en la personne de la basse Ukrainienne,
Alexander Tsymbalyuk, coutumier du rôle et qui remplaçait
Ildar Abradzakov. Outre un physique très avantageux, Alexander est grand et plus svelte qu’Ildar, c’est un très bel homme- ce Boris a du génie sur le plan vocal : le timbre est beau, se projette très bien dans le grand hall de la Bastille, domine sans peine orchestre (avec un Jurowski qui veille sur ses chanteurs comme le lait sur le feu), et chœurs, exprime tout avec une justesse dans le ton et peut mettre une salle entière sous émotion presque incontrôlée, en chantant son désespoir et sa mort, allongé au sol, en
mezzo voce parfaitement maitrisée. Sidérant.
Je suis encore sous le choc de ce grand art du chant qui permet aux chanteurs les plus doués de vous faire partager la peine des héros qu’ils incarnent, en chuchotant… en vous murmurant à l’oreille. L’art du pianissimo en chant est un très grand art.
Je pense qu’en deuxième, il faut citer le Pimène de
Ain Anger dont le long monologue passe comme une lettre à la poste tant il est bien « dit » avec cet art de la narration, fort difficile du fait de la partition, et dont il se tire si bien qu’on croirait revivre les événements qu’il narre alors. Mais l’innocent de
Vasily Efimov, n’est pas loin de l’exploit lui non plus avec sa longue silhouette dégingandée, son corps nu et tatoué et sa voix magnifique de ténor léger à fleur de peau auquel ressemble finalement beaucoup l’Alejla de la Maison des morts. Il faut citer aussi le beau baryton
Boris Pinkhasovich (Andrei Chtchelkalov, le clerc du conseil des Boyards), dont la belle prestance et le chant souverain fait apparaitre le rôle bien trop court, ou la délicieuse Xenia, (la fille de Boris) de
Ruzan Mantashyan (plus de réserves pour
Evdokia Malevskaya qui chante un petit Fiodor, peut-être un peu petit quand même en voix), et même le prince Chouiski de
Maxim Paster, certes un peu inégal mais le plus souvent admirable. Et on en oublie forcément car ils tiennent tous de bien à très bien leur rôle de tous les points de vue.
On sent l’équipe, la fusion, la compréhension collective, le bonheur de chanter ensemble avec un chef aussi brillant d’une intelligence musicale rare.
La salle était remplie et une immense ovation finale a accueilli Boris d’abord puis l’ensemble des artistes. On peut discuter des qualités de l'oeuvre (très, très sombre et pas facile à aborder) mais si on veut la découvrir, cette distribution et cette exceptionnelle qualité donnée à Bastille en ce moment, sont la meilleure manière de le faire....
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