Britten - Peter Grimes - Jenkins/Alden - Lisbonne- 06/2017

Représentations
Répondre
jeantoulouse
Baryton
Baryton
Messages : 1045
Enregistré le : 27 mai 2012, 23:00

Britten - Peter Grimes - Jenkins/Alden - Lisbonne- 06/2017

Message par jeantoulouse » 06 juin 2017, 11:41

Peter Grimes: John Graham-Hall
Ellen Orford: Emily Newton
Balstrode: Jonathan Summers
Auntie: Rebecca de Pont Davies
Bob Boles: James Kryshak
Reverendo Horace Adams: Carlos Guilherme
Ned Keene: João Merino
Hobson: Nuno Dias
Nièces : Barbara Barradas , Mariana Castello-Branco

Mise en scène: David Alden
Responsável pela reposição: Ian Rutherford
Cenografia: Paul Steinberg
Costumes: Brigitte Reiffenstuel
Lumières: Adam Silverman
Choreographie: Maxine Braham

Direção Musical: Graeme Jenkins
Coro do Teatro Nacional de São Carlos
Maestro titular: Giovanni Andreoli
Orquestra Sinfónica Portuguesa
Maestrina titular: Joana Carneiro

Produção: ENO — English National Opera, Vlaamse Opera, Ópera de Oviedo e Deutsche Oper Berlin

Représentation du 03/06/2017


Vous partez à Lisbonne pour un weekend touristique. Le Théâtre National Sao Carlo y affiche Peter Grimes et vous avez pris un billet par curiosité, par amour pour Britten, pour admirer le théâtre Sao Carlos. Et là, c’est le choc ! Un des spectacles les plus forts que j’ai vu de ma vie, entrant aisément dans la liste des dix plus bouleversantes expériences théâtrales et lyriques, ovationné par une salle debout à l’issue d’une représentation exemplaire et dont sort unanimement secoué et ému.

La raison de ce succès est à mettre d’abord au crédit de la mise en scène (dramaturgie, décors, costumes, lumières, direction d’acteurs) dirigée par David Alden qui a reçu la haute récompense britannique South Bank Show Award pour cette production déjà présentée à Londres (ENO), Oviedo et Berlin. Il est rare de constater et d’éprouver une telle fusion entre tous les éléments d’un spectacle lyrique, et singulièrement entre la conception d’ensemble, la « régie », le récit et la musique. Un décor rouillé, aux murs verdâtres rongés par les embruns, figure un lieu clos, espace fermé de la petite communauté du village de pêcheurs, lui-même rongé par des pulsions cachées (l’alcool, la drogue, le sexe), ses angoisses secrètes (la peur de l’autre, du quand dira-t-on, du regard extérieur) et ses règles morales compensatoires (la religion, la bien bienpensance, les principes). Le pub où trône Tantine est le reflet emblématique de cette tension morale : une cheminée, des fauteuils dépareillés, des cloisons qui emmurent, un plafond étouffant qui en fond de scène semble se soulever à chaque apparition des personnages faisant irruption pour s’abriter de la tempête. Soudain entre Peter, et voilà tout l’ensemble hétéroclite et douillet bouleversé, meubles renversés, personnages emmêlés, dans un fracas dramaturgique et musical du plus puissant effet. A ces espaces clos (village, taverne, cabane du pêcheur) s’opposera dans une apothéose qui fait venir les larmes aux yeux le départ humble, désespéré, tragique de Peter, laissant une scène dépouillée, sous un ciel plombé qui pèse sur une mer dont on sait qu’elle deviendra linceul. Retenir et pis encore analyser toutes les splendides images du spectacle se révèlerait impossible et un livre y suffirait à peine qui recenserait ce que chacun a vu, senti, compris, tant est riche ce que David Alden propose. Le quatuor que compose Ellen, Tantine et ses deux « nièces » se clôt par exemple sur un tableau de communion entre les quatre femmes, composé comme une image religieuse, une sculpture vivante d’où sourd une intense émotion. Le plus remarquable réside sans nul doute dans le traitement des scènes de foules, comme autant de turbae qui ne sont pas sans rappeler les Passions de Bach. La fugue notamment de l’acte II est exemplaire. Chacun profère sa haine de Peter dans un ensemble où tous sans exception sont animés de mouvements à la fois automatiques et déréglés composant comme une danse étrange et tragique qui peut évoquer certains ballets de Pina Bausch. Toutes ces scènes, cette gestuelle apparaissent en profonde osmose avec la musique de Britten qu’elles parviennent à la fois à servir, à recharger de sens et à sublimer.


Image



On craint un instant au début de l’acte III une dérive farcesque dans l’apparition de masques, de figures carnavalesques, d'attitudes prosaïques. Mais loin de sombrer dans une caricature grotesque, la scène ici encore en plein accord avec la musique de Britten (faite de gigue, valse ou matelote) prépare dans une prodigieuse antithèse au déchainement inouï de violence d’une foule qui toute regroupée côté jardin (voir la photo) tirera vers elle Ellen, dernier tendre soutien de Peter. Quant à l’image de Grimes exsangue ramenant sur le rivage l’enfant noyé, elle vous prend aux tripes et vous laisse pantois. Costumes (ceux de Tantine, des nièces ou du médecin par exemple), lumières (tempêtes, scène ultime), décors (notamment la cabane en pente comme déglinguée de Peter glissant inexorablement vers l’abîme et annonçant la chute de l’enfant et l’engloutissement de Grimes, ou la double rue séparant deux univers) concourent à l’intelligence et à la cohérence d’un spectacle d’une densité rare. La direction d’acteurs et singulièrement celle des chœurs puissamment impliqués et magnifiques d’engagement scénique) s’avère exceptionnelle et ici encore il faudrait rendre justice à la multiplicité des petits gestes qui individualisent chacun et amplifient l’émotion dramatique.

L’orchestre national sous la direction du chef britannique Graeme Jenkins, fin connaisseur de la musique de son compatriote, fait des prouesses d’intimité ou de violence dans les interludes marins de Britten, dans la palette des sonorités et des couleurs, dans le soutien aux chanteurs dont il ne couvre jamais les voix. Les chœurs maison brillent par leur cohésion, leur détermination, leur souhaite évident d’être les acteurs du drame qui se joue. Pour ne pas alourdir ce compte rendu déjà long, je ne mentionnerai pas tous les solistes. Mais chacun impose son personnage et sert la partition avec cœur, convaincu d’exister dans une production qui galvanise leurs qualités et leur engagement. Dire que le résultat est celui d’une troupe me parait le meilleur compliment. Emily Newton est familière du rôle d’Ellen qu’elle a chanté à Vienne ou à Dortmund. On connait des voix plus envoutantes, plus capiteuses. Mais elle aussi sait composer un personnage théâtral, adapter et colorer son registre aux affects de la situation, faire sentir la tendresse et la combativité, faire oublier la personne pour se fondre dans la défense d’un rôle qui bénéficie de toute sa technique et de sa richesse expressive.
John Graham-Hall est Peter Grimes. Ne le comparons ni à Jon Vickers ni à Christopher Ventris. Mais il ne joue pas Peter Grimes, il l’incarne absolument. La performance est autant théâtrale que musicale. Ici encore il faudrait reprendre toutes ses interventions pour en analyser l’intelligence et la profondeur. Même les failles – rares – de la voix – contribuent à la caractérisation d’un personnage frère de Woyzeck, déchiré et déchirant. La scène des hallucinations vous cloue à votre fauteuil, celle des rêves vous emporte, les duos avec Ellen vous émeuvent. Une grandiose composition.

Un très grand metteur en scène. Un immense spectacle. A voir de toute urgence partout où vous aurez la chance de le voir.

Avatar du membre
PlacidoCarrerotti
Hall of Fame
Hall of Fame
Messages : 17209
Enregistré le : 04 mars 2003, 00:00
Contact :

Re: Britten - Peter Grimes - Jenkins/Alden - Lisbonne 03/06/2017

Message par PlacidoCarrerotti » 06 juin 2017, 13:48

Ça fait envie ! Merci de ce passionnant CR.
"Venez armé, l'endroit est désert" (GB Shaw envoyant une invitation pour l'une de ses pièces).

Répondre