Après
Le Chevalier du Met vu au cinéma hier soir, on a envie d’être dithyrambique, tant le spectacle nous a plongés dans un état d’excitation et d’euphorie qu’on n’éprouve pas tous les jours à l’opéra, Dieu sait ! Je dis "nous" parce que l’ambiance à la sortie était unanime ; tout le monde était ravi de sa (longue) soirée et ne tarissait pas d’éloges sur la mise en scène et les chanteurs. Et c’est vrai qu’il y avait de quoi :
Robert Carsen se surpasse à mon avis à chaque acte (et il faut souligner la splendeur des décors) ; il transpose l’action à l’époque de la création de l’œuvre (1911) et la farce viennoise garde sa légèreté (
Leicht muss man sein, comme dit la stoïque Maréchale à l’Acte I,
Glissez, mortels, n’appuyez pas, en quelque sorte), mais se charge de toute la catastrophe à venir, de la Guerre (avec les Berthas pointées à la fin sur les spectateurs) et de la fin programmée de l’empire austro-hongrois. J’ai été frappé d’ailleurs par l’aspect très viscontien de la vision de
Carsen : il y a bien sûr la référence aux
Damnés, avec la bourgeoisie commerçante et industrielle (ici, les marchands d’armes représentés par Faninal) qui s’apprête à supplanter la vieille aristocratie et ses valeurs surannées, et on remarque bien sûr le clin d’œil au début de l’Acte III (dans le bordel de luxe) où Octavian devenu Mariandel ressemble à Helmut Berger parodiant l’
Ange bleu devant ses parents interloqués, mais on peut aussi penser au
Guépard avec le mariage du Baron et de la jeune Sophie, qui rappelle évidemment celui de l’aristocrate Tancrède avec Angélique, dont le père est aussi une sorte de Faninal (la caractérisation du personnage est très proche de celle du nouveau riche Sedara que jouait Paolo Stoppa dans le film). C’est la fin d’un monde au son des valses, même si celle du
Guépard n’était pas viennoise... Pour nuancer un peu les éloges, je dirais tout de même que les couples valsant pendant la présentation de la rose sont une faute de goût impardonnable, dans la mesure où ils gâchent ce moment sublime et solennel qui est aussi une des plus belles choses que l’on puisse voir et entendre sur une scène d’opéra. J’ai aussi quelques doutes sur la très dessalée Mariandel dans le bordel à l’acte III, qui détonne un peu par rapport à la domestique effarouchée du premier acte, mais bon, c’est juste un détail...
Pour donner vie à ce très beau travail de
Carsen, il fallait un
cast d’exception, et c’était le cas hier soir : fantastique et troublant Octavian de
Garanča, où l’on retrouve l’écho de Chérubin, mais avec une hardiesse, une ambigüité permanentes qui ravissent et transportent, d’autant plus que la voix était au zénith. La Sophie d’
Erin Morley n’atteint sans doute pas ces sommets, mais c’est très bien chanté et toujours très gracieux sans être jamais mièvre. Le baron Ochs de
Günther Groissböck est une révélation : pas du tout le barbon ridicule et caricatural qu’on a l’habitude de voir, ou le Falstaff roulé dans la farine, mais une force qui va, un soudard amoral et sexy qui a quelque chose de sadien dans l’attitude ; on pourra lui reprocher de ne pas avoir vocalement l’aplomb et la profondeur dans les graves de nombre de ses (illustres) prédécesseurs, mais il fait vivre son personnage avec un abattage, une énergie déclamatoire, une précision dans la diction qui emportent toute réticence sur leur passage, c’est époustouflant ! Pour saluer la (dernière ?) Maréchale de
Renée Fleming, on a juste envie de se taire et de lui lancer des brassées de roses
, mais sur un forum, c’est pas très pratique ! On dira donc qu’elle réussit par sa présence scénique un double miracle : être la diva qui par sa classe, son charisme et son art du chant donne vie à l’un des plus grands rôles du répertoire, mais aussi toucher le spectateur par son humanité, sa vulnérabilité, avec ce moment poignant où la vie rejoint l’art, dans son monologue du premier acte : elle regarde ses mains où le passage du temps s’est vraiment inscrit (et les caméras sont impitoyables à ce moment-là) en chantant le texte sur la jeune fille enfuie (remplacée par
die alte Marschallin) et les neiges d’antan perdues (
Dove sono i bei momenti ?, se demandait déjà avant elle la Comtesse des
Noces...), puis elle s'interroge :
Wie kann denn das geschehen ? Wie macht denn das der liebe Gott ? Ensuite, elle met ses mains derrière son dos :
Warum versteckt er’s nicht vor mir ? Extraordinaire moment, où l’opéra est vraiment au zénith de sa force expressive, comme peu d’autres arts peuvent y prétendre ! Et à la fin, il y a ce petit
Ja, ja qui résume l’œuvre et en concentre toute l’amère vérité, la leçon existentielle (à mon avis, c’est
Felicity Lott qui le dit le mieux, mais
Fleming sait aussi très bien de quel poids cette petite interjection est chargée)...
J’ajouterais que la direction d’orchestre m’a aussi beaucoup plu ; nos amis présents en salle l’ont trouvée peu subtile et un peu brouillonne, mais je dois dire qu’au cinéma, ça passait très bien et c’était tout à fait enthousiasmant. En tout cas, merci au Met
de nous avoir offert ce maelstrom d’émotions, l’une de ces soirées d’euphorie qui fait adorer l’opéra (même si pour nous ce n'était qu’au cinéma...)
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