Chef d'Orchestre : Thomas Söndergaard
Mise en scène et décors : Marco Arturo Marelli
Costumes: Dagmar Niefind Marelli
Turandot : Nina Stemme *
Altoum : Magnus Kyhle
Timur : Michael Schmidberger
Calàf : Riccardo Massi
Liù : Yana Kleyn
Ping : Ola Eliasson
Pang : Daniel Ralphsson
Pong : Niklas Björling Rygert
Un Mandarin : Anton Eriksson
Représentation du 16 février 2013 (première) Kungliga Operan Stockholm
Prenez le premier avion pour Stockholm et en à peine plus de deux heures vous assisterez à :
"une Turandot de fous , La Turandot pour l'histoire "
Je ne sais pas par quel bout prendre ce compte rendu .
Je vais dire pour commencer quelques mots de
la mise en scène :
C'est un spectacle qui m'a sidéré , au vrai sens du terme , quand l'esprit ressort avec les idées mêlées et impuissantes sous l'empire d'une émotion : c'est ça la sidération .
Je ne vais pas raconter grand chose et laisser aux petits camarades découvrir les surprises de ce spectacle inédit.
Où sommes nous ? Dans l'inconscient de Puccini , quelque part dans sa Villa de Torre del Lago avec sa partition inachevée de Turandot ? Dans un asile d'aliénés ,ou plutôt une de ces maisons de santé pour riches névrosés du centre de l'Europe dans l'entre-deux siècles , entre Charcot et Freud ?
Probablement dans la salle des fêtes de ces Asiles où l'on présentait ces spectacles cathartiques aux patients par les patients avec l'aide du personnel mi-soignant, mi-gardien , mi-servant.
Théâtre dans le théâtre mais théâtre de fous pour fous ; bref , l'inconscient presque ordinaire .
Après tout Calaf est-il autre chose que fou ? Puccini le répète sans cesse dès le premier acte :
"Chi sei ? Che vuoi? Va !Via! Pazzo !...
...
Qui tutti i cimiteri sono occupati!
Qui bastano i pazzi indigeni;
non vogliamo piu pazzi forestieri !..."
L'ami? Che cosa ? Chi ?
Turandot ?Ah ! Ah! Ah!
O ragazzo demente,
Turandot non existe !
Non existe che il Niente
nel qual ti annulli..
...
Afferalo !Portalo via !
Trattieni quel pazzo furente !
Su ! Porta via quel pazzo!
Tu sei folle ! La vita è cosi bella!"
Fou est le jeune héros , l'amour est fou et meurtrier . A quoi répondent les hallucinations de Calaf qui le conduisent au Gong .
L'univers scénographique va donc circuler entre l'espace intérieur de la chambre du héros , l'espace de l'enfermement et la seule ouverture possible celle du théâtre .Il est le seul personnage à être dehors et dedans ce spectacle exotique :
Spaltung , dissociation de la personnalité ...je laisse le débat se développer au retour des uns et des autres .
Alors qui sont Ping ,Pang ,Pong ? Des sbires de l'asile ..des thérapeutes animant le spectacle , de troubles officiants des laboratoires de phrénologie où les têtes se conservent dans leur formol ...parfois Ping Pang Pong du livret tout simplement ,mélancoliques et nostalgiques
" Addio amore ! Addio , razza...Addio, stirpe divina ! E finisce la China !".
Altoum sur son fauteuil roulant , Timour jeune malade déguisé en vieux tartare , Liu sortie des rizières du Mekong , acrobates , tiare de guirlandes de noel pour Turandot ... tout un univers d'objets de l'Inconscient , comme le hara-kiri
a la Butterfly de Liu .
Tout cela est magnifiquement fait , la scénographie est superbe , la poésie de la lune arrache des larmes d'émotion , les étincelles des sabres sont bien réelles ,Turandot descend bien l'escalier à la troisième énigme . Le respect de l'oeuvre et des didascalies est exemplaire .
La scène finale est si inédite , le face à face si fort d'être si tendrement trivial qu'il grandit l'achèvement , non dans la grandiloquence mais dans la profondeur .
Je m'arrête , je me retiens tant on pourrait décrire les mille trouvailles de cette mise en scène qui à aucun moment ne faiblit et surtout à aucun moment ne s'échappe de Puccini .Au contraire , elle sert comme je crois n'en avoir encore jamais vue la modernité de sa musique .
La direction de Thomas Söndergaard ,l'orchestre et les choeurs sont dans une dynamique et une précision exceptionnelles . Probablement l'orchestre est un peu
forte notamment pour le Calaf de Massi.
Mais il emporte cette musique avec une vigueur ,une intelligence du texte et des couleurs , virevoltant ,dramatique ,poétique ,solennel ,jamais "vériste" , jamais un accent sur-ajouté.
Bref un grand moment de musique, et pour une première remarquablement au point ( fort peu de couacs ) particulièrement une maîtrise du plateau et des choeurs bien trop rare dans de plus grandes maisons.
La distribution
Bien sûr s'il faut d'urgence prendre le dernier avion pour Stockholm
c'est pour ne pas manquer la Turandot qui efface toutes celles qui l'ont précédée de notre vivant :
Nina Stemme
On sait que c'est l'Isolde ,la Brünnhilde , la Minnie d'aujourd'hui .
C'est autant , aussi évidemment ( plus criant encore ) La Turandot des cinquante ans qui viennent de s'écouler (
avant je ne peux pas dire ,je n'ai pas vu ni entendu et je ne veux pas comparer avec le disque . Parce que je dirais quelque chose qui fera hurler ,je dirai que même avec les disques que je connais, c'est la meilleure Turandot qui soit ,donc on ne me croira pas )
Donc présence scénique et autorité noble et passionnée , vibrant legato dans un chant d'un souffle infini , puissance plus grande que jamais( plus impressionnante pour moi que dans ses deux finals de Crépuscule de SF et de Munich),timbre et couleurs qui comme souvent chez elle savent se plier totalement aux mouvements du metteur en scène et aux intentions dramatiques . On sent très bien comme elle s'investit corps et âme dans certaines mises en scène ( c'est le cas avec Loy ,c'est le cas ici avec Marelli)
Le théâtre s'est soulevé , les suédois ont fait une standing ovation délirante , ce qui n'est pas banal.
Stemme est Turandot ,car la voix peut tout , comme si elle était invulnérable ,et parce qu'elle est invulnérable elle peut être un personnage vulnérable et complexe quasi psychotique , froide et brûlante .
Et tendre , si tendre et ça le metteur en scène a su pousser ça très loin , plus loin encore que ce baiser d'amour .
Et le Calaf de
Riccardo Massi ?
Prise de rôle aussi pour ce beau chanteur .J'aime beaucoup cette voix,ce timbre , cet art du chant qui jamais ne force les moyens , ne beugle, ne fait d'effet , ne concède aux apparences .
C'est donc un superbe Calaf , pas un Calaf aujourd'hui à la projection suffisante pour lui permettre d'interpréter le rôle dans une salle comme Bastille ou une grande salle américaine et encore moins Orange
Mais son " Nessun dorma !" a été pour moi superbe de bon goût ,de beau chant ,de présence cohérente et musicale , même si ce n'est pas le morceau de bravoure qui aurait fait délirer les arènes de Vérone .
C'est un ténor que je préfère à beaucoup d'autres aux plus "grandes "voix pour cet engagement dans la profondeur et dieu sait que dans une telle production on lui demandait d'incarner un personnage complexe !
Enfin pour moi une très belle révélation: la Liu de la russe
Yana Kleyn ,voix très fraîche , souffle et ligne tenus , timbre superbe et présence scénique surprenante ,comme une adolescente perdue dans ce monde d'adultes fou .
Tous les autres chanteurs issus de la troupe du Kungliga Operan sont formidables, je dirai comme d'habitude , tant j'admire la qualité constante qu'on rencontre ici .
Bravo ! Et bravo au public , quasiment pas de toux ( malgré le temps glaciaire dehors) , pas de bruits parasites , pas d'applaudissements avant la fin de la dernière note et un triomphe à la hauteur de l’évènement .
Bernard