Je laisse donc de côté la brillante interprétation de Bajazet pour aborder le personnage, plutôt que sous l'angle du pendant de Don Giovanni, sous celui du rapport à Anna, ce qui ne mène pas aux mêmes conclusions, très clairement.
Il est vrai que, statistiquement d'une petite coudée au-dessus de Masetto qui en amuse peut-être quelques-uns, Ottavio ne séduit pas.
Il est vrai également qu'il ne fait rien, à part pousser plus ou moins bien ses deux airs. Il n'a aucun rôle dans l'action. Si, de servir de chaperon lors du Quatuor et lors du Final du I.
Toutefois, il a un rôle essentiel dans la révélation des psychologies, tout particulièrement de celle d'Anna, mais ce n'est pas ici mon sujet.
C'est pourquoi je vais m'attacher à son personnage à partir de quelque scènes dans lesquelles il intervient.
Bien évidemment, il s'agit d'une perception
a posteriori, et je compte sur le concours bienveillant de Friedmund (qui a montré qu'il acceptait ce genre d'approche dans le fil mère/fils et dans Così notamment) au cas où EdeB viendrait diligemment me scalper pour mes impardonnables déformations (intervention que je souhaite au demeurant pour la tenue du fil
).
[Edit : Mince! Elle peut pas! Enfin, me scalper peut-être, mais pas le reste.]
***
Avant de commencer, il y a deux choses dont on ne doutera pas.
- l'amour de Donna Anna pour son père, qui semble assez incontestable
- l'attachement de Don Ottavio à Donna Anna, que ce soit pour la succession du père ou, plus vraisemblablement, par une affection véritable
Quant au reste, tout est permis par le texte...
Exemples :
N°2 : Duetto
Recitativo secco
- Arrivée d'Ottavio après la mort solitaire du père. Ce duel, même s'il a lieu entre deux bretteurs consentants, ressemble clairement à un assassinat ? surtout qu'il y a violation de domicile et emprunt illégal de matériel, ce qui est MAL. Le
son tradito m'a toujours semblé ambigu. Ayant désiré se battre sur-le-champ (c'est le cas de dire), le Commandeur peut difficilement se prétendre trahi par Don Giovanni. En revanche, par ceux qui sont planqués dans l'antichambre pour ne pas prendre un mauvais coup, peut-être. Il est merveilleux de constater à quel point le public domestique afflue lorsque le meurtre est consommé...
- Le court récitatif qui précède la découverte du corps -
Ah, del padre in periglio, al soccorso vogliam - suggère que Donna Anna a dû sortir pour
aller réveiller Don Ottavio.
=> Non seulement on peut imaginer que si Don Giovanni a pu entrer, c'est qu'Ottavio est peut-être attendu comme chez Tirso pour une consommation préalable à la cérémonie (avec apparemment, de chaque côté, moins d'enthousiasme, si bien qu'on peut extrapoler sur un piège tendu à Ottavio, pour ceux qui auraient des fantasmes de mises en scène inventives),
=> mais en plus Don Ottavio n'était même pas dans la chambre d'Anna, et dormait comme un loir.
- Arrivant opportunement après la bataille, le voilà qui se met à faire des
déclarations grotesques (je l'imagine bien
en pyjama, le bonnet de nuit sur les yeux, tenant une épée à l'envers, pas vous?). On sait qu'il est trop tard, mais ce n'est pas une forme d'ironie tragique, bien plus une révélation sur la caractère vain du personnage et de ses déclarations : on a dû le tirer du lit, et maintenant, encore endormi, il se veut brave devant le cadavre déjà franchement refroidi.
- Cette longueur à réagir a d'ailleurs quelque chose de suspect. Une fois débarrassé de l'ombre du père, comme il le suggère en s'y substituant dans le duetto (
Hai sposo e padre in me., il gagne que la fille ne peut le faire revenir sur sa
promesse, et doit même employer un zèle religieux à satisfaire ses volontés. Sa première réplique devant le corps n'est d'ailleurs pas
Signore! mais
Signora!, ce qui classe assez nettement les priorités.
Recitativo accompagnato
Ce récitatif est pour moi la scène la plus fascinante de tout Don Giovanni (oui, je suis bizarre, je sais).
- Anna s'évanouit. A ce moment, Ottavio se penche sur elle et ne trouve rien de moins à dire que
Sposa !, une marque de satisfaction assez éloquente, il me semble, même s'il se reprend aussitôt pour un plus chaste
Amica! qui la satisferait sans doute mieux pour s'éveiller.
- Au réveil, Ottavio prend symboliquement la place du père en écartant le cadavre :
Celate, allontanate agli occhi suoi quell'oggetto d'orrore. C'est ici qu'Anna lui jette à la figure le
Fuggi crudele, devant cette désinvolture, ou cette hâte concupiscente, insupportables en ce moment.
Duetto
- L'attitude d'Anna fait en effet sentir bien des réticences vis-à-vis d'Ottavio. La prétendue confusion :
Fuggi, crudele, fuggi! / Lascia che mora anchi'io / Ora che è morto, oh Dio! / Chi a me la vita die'! est assez éloquente, il me semble. En somme, elle semble renvoyer Don Giovanni et Don Ottavio dos à dos, comme les assassins de son père, l'un par l'épée, l'autre par la couardise. Dans sa quête de vengeance, elle n'a de cesse de les opposer, et de réclamer à Ottavio son application. Les serments qu'elle lui arrache sans cesse me semblent avoir pour visée de se venger des deux, l'idéal étant un duel, où l'on peut s'entre-tuer.
- Dans ces circonstances, Ottavio se révèle de façon assez stupéfiante. J'adore le
Dalla sua pace, qui nous présente ce petit être mou et visqueux, qui tente vainement de se convaincre de bravoure :
E mia quell'ira. Mais il faut vraiment qu'il se le dise, pour y croire ? et sur quelle musique ! J'attends vainement un interprète qui rende cette dimension du personnage. Cet air est d'une ironie fabuleuse !
- Tout cela ne fait que prolonger le duetto, en somme. On sait bien que, par convention, le texte est souvent à peu de choses près identique pour les protagonistes des ensembles (intelligibilité et facilité de composition pour le poète), et que, parfois, on peut prendre au second degré les observations qui sont faites. C'est exactement ainsi que je ressens ce duo, où Ottavio me paraît terrifié du serment qu'il est obligé d'accepter. Ottavio est un peu le Barnaba du pauvre, Anna-Gioconda lui abandonne son corps contre le pacte, sauf qu'ici Ottavio est forcé au pacte plus que l'inverse... Ce qui me fait penser cela ? A aucun moment dans l'opéra Ottavio ne propose de se battre, excepté lors de sa première réplique, lorsque le combat est fini ? et ce, malgré les suppliques d'Anna.
Evidemment, ce refus de faire justice soi-même peut nous faire revenir à l'idée de Bajazet, à savoir le pendant policé et civilisé d'un Don Giovanni sauvage, mais le manque de panache global du personnage et son traitement musical me font plutôt penser le contraire.
Le reste (pour ne pas faire réplique par réplique...)
- Puis il y a tous ces détails qui font d'Ottavio un couard. Il ne va pas souffleter Don Giovanni, non, non, il brandit un pistolet, l'arme du brave par excellence, avec lequel il le pousse à s'enfuir... Quant à la demande en justice, plus lente encore que la justice divine, elle est du plus parfait ridicule. Le pire étant qu'Ottavio méprise cordialement ses compagnons, puisqu'à la suite du sextuor, il parle uniquement des torts faits à Donna Anna avant de s'éclipser. Même vis-à-vis de Donna Anna, ses pensées se tournent d'abord vers ses intérêts, témoin le goujat et passablement odieux
Ohimè! Respiro!, qui témoigne d'un plus grand souci pour la réussite de sa nuit de noces que pour la vie du beau-père et l'état psychologique de sa fille.
Là où Ottavio donne sa meilleure part, c'est dans bien
Il mio tesoro, qui recèle une émotion sincère. Et qui est probablement sa plus belle contribution musicale de l'opéra, d'ailleurs.
- Ce qui corrobore ces observations, c'est avant tout la réticence d'Anna pour épouser Ottavio (jeune fat de bonne famille ou vieux croûton rassis ami du père, je ne sais), n'ayant cesse de repousser la date, et ne s'offrant finalement, contrainte et forcée par le poids de volontés devenues dernières, auxquelles il lui est impossible de se soustraire, qu'en contrepartie du sacrifice de l'un de ses deux ennemis. Elle pousse ainsi sans cesse Ottavio au combat contre Don Giovanni.
Or sai chi l'onore au premier chef.
J'attends toujours un interprète qui mettrait en valeur cette complexité d'Ottavio. En attendant, je me contente de la beauté vocale de certains.
Ottavio est pour moi un personnage odieux, mais j'avoue une fascination sans borne pour cette figure si bien assimilée au drame, sans une once de grotesque, et dans sa part seria qui plus est !
Evidemment, ma perception est celle d'un homme arrivant après le romantisme et le soupçon, et je me doute que nos érudits dix-huitiémistes sauront trouver des explications plus satisfaisantes à ces bizarreries.
Amusez-vous bien, jeunes gens !
David - ténoroctaviste