;
Beaucoup de vos messages ont pour mérite de proposer des pistes de réflexions transversales qui permettent de prendre de la hauteur en vous lisant, quel que soit l'avis exprimé. Merci.
Friedmund a écrit :Par ailleurs, et si Don Alfonso, travesti par les romantiques en cynique, n'était pas simplement en fait la voix de la raison?
Evidemment, il y a de cela. Mais le procédé est tout de même assez discutable : on pousse la victime dans un
cas limite avec le désir de la piéger.
En outre, Don Alfonso se lamente de ce qu'elles puissent être fidèles, cherche à s'en venger, et a lancé le défi après avoir été piqué au vif par les railleries de ses amis.
Il serait certes une erreur d'y voir un vilain cynique, mais il n'a pas les manières d'un homme qui incarnerait strictement la Raison, puisque
ses démonstrations rationnelles sont motivées par des passions peu glorieuses. En somme, il se sert de ses amis pour se prouver sa théorie, quitte à trafiquer autant que possible les conditions d'expérience (il recommence jusqu'à ce que défait s'ensuive, en augmentant ses chances statistiques
).
Ce qu'il y a de fascinant dans Così, c'est justement la
boucle infinie des responsabilités :
- le serment irrévocable bien vite trahi.
- le piège pernicieux, la torture gratuite imposée, avec une certaine jouissance dans l'imposture
- l'organisation à des fins de démonstration théorique et d'égo d'une catastrophe (en tout cas pour les émotions encourues, dirons-nous)
- mais le tout ne prend les hommes acceptent l'odieux pari sur chair (encore) fraîche et que si les femmes donnent dedans
En fait, ça tient peut-être plus du
yoyo que du cercle. D'un côté, la faute, d'un autre, la démonstration, et on repasse sans cesse sur les intermédiaires.
Tiens, ça ferait bien, dans un mémoire :
Così fan tutte ou la disposition philosophique du yoyo.
Et si Cosi Fan Tutte était un opéra féministe? Serait-ce si surprenant de la part d'un compositeur qui illustra Blonde, Suzanne, la Comtesse... et Pamina?
Il ne faut pas pousser, non plus.
Je pense que ce serait surinterpréter très fortement en fonction de ce que notre époque voudrait penser de Mozart. Je ne crois que ce soit faire insulte à ce brillant livret que de lui reconnaître une part complaisamment misogyne (même si c'est en apparence, c'est complaisant).
La grande difficulté, en fait, c'est de parvenir à
démêler ce qui tient du nécessaire, lié à l'époque et au genre (sujet misogyne, lieto fine de la comédie, exaltation de la Raison), et ce qui est véritablement désiré dans le discours théorique tenu.
Ajoutons que Così est
admirablement bâti dramatiquement parlant (ça mériterait largement une étude à part de celle que nous faisons ici), ce qui rend viable un sujet philosophique. On échappe au parallélisme parfait, on échappe à la leçon univoque, et on contemple ce qui n'est pas une farce, avec, comme le disait Clément, de vraies psychologies, des personnages
véritablement troublés. Ce n'est pas un égarement passager, un étourdissement causé par la rapidité des événements, par la vanité (de L'Amour du jeu et du hasard :p à l'Occasione fa il ladro) ; néanmoins l'on ne peut pas affirmer de ce qu'il s'agit de la solution, puisque ces
changements n'ont pas été reconnus mais purement
niés à la fin (amertume du faux repas de noces et lieto fine).
Les personnages reviennent à l'ordre social initial, conformément à la règle, mais, entre-temps, ce n'était pas un égarement passager, comme dit plus haut. On peut interpréter cela comme la vraie nature humaine qui s'accommode mal de ces automatismes, comme un charme de la rencontre destiné à perdurer ou à disparaître, bref, selon pas mal d'hypothèses, mais on peut en effet l'interpréter, sans forcer le texte comme pour La Flûte.
A propos de la
non reconnaissance. On aurait pu faire déguiser chacun pour aller séduire sa belle, mais l'expérience pourrait toujours signifier qu'elle l'a reconnu - bien que la notion de perception inconsciente ne me semble pas très à sa place dans une comédie du XVIII°. Les deux jeunes femmes étant soeurs fiancées à deux amis, on peut aussi penser que l'amant de leur soeur n'était pas très éloigné de ce qu'elles attendaient (ou alors tout aussi éloigné).
(Là aussi, on est sans doute assez loin des préoccupations des artisans de Così.)
Ce qui pose la question de la connaissance intime de l'autre, puisque les amants ont l'avantage de connaître les inclinations de Fiordi et Dora. Elle manque sans doute dans la situation initiale, mais en l'absence de données sur ce qui précède, on gloserait un peu dans le vide.
Plus important, comme dans Le Pauvre Matelot, on assiste aux
effets de l'image rêvée de l'absent, qui fait en quelque sorte
écran à la réalité (le premier duo). Sauf qu'ici, l'écran existe même en la présence de l'aimé. Toute l'orientation de l'interprétation finale de Così est là : la situation pouvait-elle être acceptée comme telle, au lieu de chercher un absolu illusoire de la fidélité par-delà tous les pires obstacles d'une vie et, dans le cadre de cette recherche, de placer le ver dans le fruit, ou l'illusion était-elle telle qu'elle installait une fausseté, et préparait un désenchantement plus grave que celui ménagé par Don Alfonso ?
Bref, en posant que l'illusion est forcément jugée néfaste dans la perspective de ce dix-huitième-là : doit-on penser qu'elle est un
obstacle au bonheur véritable, celle des couples initiaux (illusion des deux femmes), ou doit-on au contraire se défier de l'autre illusion qui est celle de
l'idéalisation du conjoint, poussée à l'extrême par une douloureuse et cruelle expérience vouée à l'échec (illusion des deux hommes) ?
Et, dans cette perspective, doit-on considérer que ces deux illusions simultanées
rendent insoluble la situation (rester dans le mensonge, ou tester l'impossible, pour caricaturer très grossièrement), ou, à l'opposé, que ce sont deux perceptions erronées du monde qui
s'affrontent (idéal quiétiste des femmes, idéal jaloux des hommes, pour caricaturer encore plus honteusement) ?
Bon. Dans tous les cas, la vie est complexe.
Il faudrait être sérieusement doué (ce que ne me semblent pas particulièrement les personnages de CFT) pour sortir des mailles du filet : ou l'on est d'emblée dans l'insoluble, ou l'on est prisonnier des réflexies de son état, chacun de son côté...
Et, sous quelque angle que ce soit, les personnages de Da Ponte ont effectivement une portée universalisante, si on en avait jamais douté. (eh oui, tout ça pour ça)
Avant que j'oublie : une (presque) petite question. J'ai toujours considéré le rôle de Despina comme une utilité comique, presque comme un alibi, si bien que je ne me suis pas posé beaucoup de questions à son sujet. Il faut dire que je ne trouve le personnage ni drôle, ni vocalement séduisant, alors on est moins tenté...
Avez-vous des pistes à son sujet qui la remettraient à sa place dans cette trame aux enjeux complexes ?
Eh bien, il faudrait que je retrouve mes notes d'antan sur le sujet, que je réécoute Così, ce que je n'ai pas fait depuis quelque temps, que je planche sur le texte et la musique et que je propose une lecture organisée, pour que ce soit valable.
(Dans l'idéal, il faudrait bien entendu combiner l'étude de l'écriture musicale, de l'écriture littéraire, du commentaire musical apporté sur le texte, et de la portée philosophique. Sans oublier le soin d'ajouter par-dessus les interprétations et les mises en scène... Ca réclame beaucoup (trop pour moi) de compétences, je trouve. Le tout sachant qu'on a jusqu'ici abordé quasiment exclusivement la portée philosophique...)
Et pour l'instant, c'est un peu à l'emporte-pièce. Excusez-moi.
A quand la réunion d'une commission ODB sur Così ?
Voilà, c'était ma petite élucubration hebdomadaire. Merci de votre compréhension, braves gens !
David - fléau
P.S. : Je n'ai pas encore lu les messages à la suite de celui que je cite, mais il y a trop de bonnes choses à digérer pour tout avaler d'un coup. Mes excuses si je faisais trop de redite.