Mahler – Symphonie n° 9 – Hartmut Haenchen / Orchestre Philarmonique de Radio France - Toulouse 30/03/2018

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jeantoulouse
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Mahler – Symphonie n° 9 – Hartmut Haenchen / Orchestre Philarmonique de Radio France - Toulouse 30/03/2018

Message par jeantoulouse » 31 mars 2018, 16:09

En ce jour de Vendredi Saint, peut-on écouter symphonie plus tragique que la Neuvième de Mahler ? L’ultime œuvre achevée du compositeur, sommet de la musique symphonique, apparait comme un chant d’adieu au monde, à la vie, exprimant la solitude et le désespoir les plus profonds. Le somptueux Orchestre Philarmonique de Radio-France sous la direction ample de Hartmut Haenchen livre ce soir une version d’un émouvant lyrisme dans les deux mouvements extrêmes et d’une douloureuse ironie dans les deux médians. Le public, venu en foule, sort du flux musical les nerfs secoués, le cœur emporté par l’adagio final, conscient d’avoir entendu une interprétation exceptionnelle d’un chef d’œuvre.
Les organisateurs du concert ont eu la main chanceuse en choisissant Hartmut Haenchen pour remplacer Myung-Whun Chung initialement prévu et victime d’un accident de la route. On a entendu le chef allemand dans Wagner (Parsifal à Bastille, Tristan à Lyon…), Strauss (Elektra, Tannhäuser et Daphné à Toulouse) et il a enregistré entre autres les symphonies de Mahler, dont la Neuvième en 1995. Composée à l’été 1909, terminée le 1° avril 1910, la Neuvième n’a été créée qu’en juin 1912 par Bruno Walter, un an après la mort de Mahler. Œuvre crépusculaire, écrite pendant une période d’angoisse existentielle, elle résonne de la nostalgie des émotions et des joies enfuies, comme en atteste les notes qui émaillent les esquisses du premier mouvement : « « Ô temps de la jeunesse ! Disparu ! Ô Amour ! Envolé ! » ou « Adieu ! Adieu ! ». Le biographe de Mahler, Henri Louis de La Grange, précise bien que, malgré l’omniprésence du thème des Adieux ( et la citation de la sonate de Beethoven du même nom dans le quatrième mouvement), rien ne laisse présager une mort prochaine. Et le musicien composera encore après la symphonie, et notamment la Dixième inachevée. L’œuvre exprime à la fois une angoisse profonde et une passion pour la vie, une déréliction et une fièvre, et dans les mouvements centraux une ironie grinçante, un sarcasme qui désorientent et inquiètent. Mais ce second aspect sera ce soir un peu masqué par le choix interprétatif du chef, plus mélancolique que sardonique.

C’est la complexité formelle et spirituelle de l’œuvre qui rend l’exécution si difficile et l’écoute si prenante. Dès les premières mesures, le chef fait entendre comme un glas, annonçant un « voyage au bout de la nuit » et pendant une heure trente il va jeter toutes ses forces et celles de la phalange de Radio-France dans la bataille, laissant, on l’a dit, les auditeurs saisis devant ce déferlement d’émotion et la grandeur du défi relevé. Avant l’exécution, le spectateur mesure l’ampleur de l’œuvre par l’organisation spatiale de l’orchestre : la tribune des huit contrebasses face à la harpe en majesté , pure comme une sculpture antique, l’impressionnant déploiement des percussions, vaguement inquiétantes, la fourmilière disciplinée des (autres) cordes, l’alignement régulier des bois et des vents constituent autant de repères : l’oreille d’abord, l’œil ensuite chercheront à distinguer tel pupitre dans le prodigieux surgissement des voix qui unies ou isolées, ténues ou violentes, s’élèveront de la masse orchestrale. Plus encore que dans tout autre spectacle vivant, ici l’œil écoute.
Comme la Pathétique de Tchaïkovski, dont elle pourrait prendre le qualificatif, la Neuvième Symphonie comprend deux mouvements lents encadrant deux mouvements rapides. L’andante comodo initial après la marche lente qui en signe le rythme va s’amplifier comme si la résignation funèbre pour les lieux perdus, les sentiments révolus, les amours enfuies s’ouvrait sur des bouffées de regrets, des pulsions de vie, des épanouissements de passion tragiques. Les interprètes guident l’auditeur dans l’exploration intime d’une âme tourmentée qui semble osciller entre ombres et lumière, éclats de violence ( les cuivres avec la plus grande force !) et retombées lugubres (timbales et basses). Hartmut Haenchen construit quasi visuellement et avec quel relief les plans sonores complexes de cette quête qui semble trouver sa voie, puis se perd, retrouve la lumière puis retombe, alors que la marche vers on ne sait quel apaisement se remet en place, hésitante, boiteuse, hagarde, mais inexorable. Rien n’est plus difficile que la construction de ce mouvement et le chef allemand, soulignant les contrastes parvient sans noyer l’oreille et sans perdre le fil d’une structure peu aisément discernable à dégager le mouvement prodigieux de ce qui constitue une œuvre en soi, à en exprimer la tension et le mystère. Dans le deuxième, on apprécie la lourdeur des rythmes de danse dont l’orchestration ponctue l’emballement sauvage. Mais là où nombre de chefs accentuent comme une volonté destructrice qui chercherait à balayer toute mélodie et tout un monde musical ancien, Harmut Haenchen construit comme une apothéose burlesque de la danse. Les pupitres s’en donnent à cœur joie dans le discours ironique, ricanant, avec leurs élancements cocasses, leurs saillies goguenardes, leurs irruptions convulsives que le chef fait naitre d’un mouvement toujours simple et généreux. Mais le propos demeure essentiellement lyrique. Le rondo burlesque qui suit exacerbe davantage le registre ironique et la virtuosité des instrumentistes. Tout semble se bousculer un peu, dans une forme non de rage destructrice, mais de fièvre ardente qui anime la danse macabre finale. Dès l’ouverture de l’ultime mouvement, la large gestuelle du chef laisse entrer et s’amplifier le déploiement noble des cordes, et leur profonde et si humaine respiration. Que dire de le la suite de cet admirable adagio ? Laissons la parole au commentateur le plus avisé de Mahler, Henry-Louis de La grange : « Il couronne et achève, dans la ferveur et le recueillement cette chronique pleine de "bruit et de fureur" que constitue l'œuvre mahlérien dans son ensemble. Le public ne s'y trompe jamais, qui sent monter en lui une charge exceptionnelle d'émotion à mesure que la musique se fragmente et se raréfie. On n’a jamais assisté qu'à des triomphes de la Neuvième. A croire que l'œuvre oblige les interprètes à se dépasser et les auditeurs à s'unir. » Et c’est bien cette expérience renouvelée, d’émotion et de ferveur qui conduit in fine les spectateurs de la Halle aux Grains à faire un triomphe aux interprètes magnifiques de cette Neuvième sublime.

Hartmut Haenchen épuisé prend bien soin de faire ovationner chaque soliste, puis chaque rangée de pupitres, tous admirables et qui prennent un évident plaisir à applaudir le chef qui les a conduits, et nous en communion avec eux, sur de telles cimes.

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