Barenboim Debussy concerts

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Barenboim Debussy concerts

Message par jeantoulouse » 10 janv. 2018, 13:19

Daniel Barenboim donne une exceptionnelle série de concerts en France et en Europe avec un programme entièrement consacré à Debussy (1862-1918) dont il inaugure en quelque sorte l’année, puisqu’on célèbre en 2018 le compositeur français mort il y a cent ans. A l’opéra de Bordeaux le 12, il sera à la Halle aux Grains de Toulouse lundi 15, puis à la Philarmonie de Paris le 19 janvier (après un crochet par Bruxelles le 17). Il devrait y avoir foule pour applaudir le grand virtuose. D’autant plus que sa présence en qualité de soliste est assez rare. Ainsi c’est la première fois (à ma connaissance) qu’il se produira à Toulouse. Au programme le premier livre des Préludes, Estampes, Arabesques et L’Isle Joyeuse. Exigeant, mais magnifique. J’attends le récital avec impatience.
Un programme quasi identique est au menu de l’enregistrement DG à paraitre le 12 janvier : il comprend le premier livre des Préludes, les Estampes et la Suite bergamasque. Un très bref extrait de La Cathédrale engloutie (30 secondes) à écouter ici :
http://www.deutschegrammophon.com/fr/cat/4798741
Enfin Télérama à cette double occasion (concerts et parution du CD) consacre son long entretien hebdomadaire à Daniel Barenboim.

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Re: Barenboim Debussy concerts

Message par jeantoulouse » 17 janv. 2018, 10:15

Magistral. Le mot s’impose pour qualifier le récital de Barenboim. C’est en effet une leçon de maître dont le pianiste nous gratifie, où dominent la nuance, la variété des couleurs, la délicatesse ou la force du toucher, la construction de la ligne, les contrastes savamment marqués. Et tout cet art s’exprime sobrement, sans effet spectaculaire, sans affectation : le corps reste doit, les bras ne dessinent pas de danses extravagantes, la tête ne se renverse dans des poses de diva extasiée. On ne joue pas les stars : on est tout simplement un immense artiste.

Après Bordeaux le 12, et avant Bruxelles le 17 et la Philharmonie de Paris le 19 janvier, Daniel Barenboim est à Toulouse (pour la première fois) à la Halle aux Grains dans le cadre des Grands Interprètes, décidément bien nommés. Un seul compositeur à son programme, Debussy, mort en 1918 et dont on célèbrera l’œuvre tout au long de l’année. Dans la première partie, le pianiste s’attache au livre I des Préludes qu’il a enregistrés pour DG. Probablement les Préludes constituent-ils le sommet de l’œuvre pour piano du compositeur. Il convient de ne pas appréhender ces tableaux par le sens que leur confère chacun des titres mentionnés en fin de partition, qui sont à la fois des pistes et des leurres : ces œuvres ne sont pas descriptives ou narratives, des « histoires sonores » comme aurait dit M Croche. Ce ne sont pas davantage comme on a pu l’écrire non sans facilité, des « impressions », mais des condensés d’émotions, des substrats de sensations, et aussi des essais. Non pas fugitives, floues comme s’évaporant, mais bel et bien construites, élaborées, à l’architecture subtile, fine, souple et solide à la fois. Il faut pour les jouer à la fois la précision d’un entomologiste et l’élasticité d’une almée. Montrer comment elles se développent sans rien céder sur leur mystère et leur liberté. Les audaces harmoniques, formelles, la variété inouïe des structures rythmiques, les jeux chromatiques, la discontinuité du discours des deux recueils sont tels que Debussy semble mettre en place une sorte de stratégie du déroutement. Aussi n’est-il pas aisé pour l’interprète de guider l’auditeur dans ce voyage. Pour moi jusqu’à présent, les plus grands maitres étaient Claudio Arrau et Arturo Michelangeli qui alliaient rigueur et liberté, geste technique et tendresse poétique. La lecture qu’en propose Daniel Barenboim ce soir procède des mêmes qualités, incitant les spectateurs à l’accompagner dans une expérience sensible qui demande disponibilité, ouverture, gravité et concentration.
Que les titres consentis in fine ne soient là que pour rassurer l’auditeur désorienté est sensible d’emblée à l’écoute Des Danseuses de Delphes qui captivaient Richter. Quid de la cité antique ? Quid des danseuses, cariatides vues au Louvre ? Cette déambulation « lente et grave » impose à la fois tenue et légèreté, délicatesse et dignité. Barenboim – richesse d’une exceptionnelle expérience oblige – sait rendre à cette page magique et mystérieuse toute sa part de sacré. Peut-on parler d’hiératisme dansant ? Les Voiles ondoyantes « dans un rythme sans rigueur et caressant », puis « très apaisé et très atténué jusqu’à la fin » selon les indications de Debussy sont-elles celles de la danseuse Loie Fuller ou celles de voiliers ? Qu’importe ! Sous les doigts du pianiste, elles demeurent invitation au voyage, au rêve, à l’abandon. Ainsi les douze préludes déroulent-ils leur sonorités et leurs rythmes singuliers et chacun d’éprouver au fond de soi des images, des couleurs, des parfums que le piano de Barenboim seul engendre. C’est en quelque sorte une fantasmagorie, une boîte à images qu’ouvre chaque nouveau prélude. Dialogue du vent et de la mer, du fluide et du minéral, du rêve et du vécu, de la légende et du réel, il semble que les barrières s’estompent d’un univers à l’autre, que tout communique, dans un jeu de correspondances infinies que chante le vers de Baudelaire Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir, intitulé du quatrième prélude. Le miracle avec Barenboim est la qualité du silence que son interprétation impose à la salle, si j’excepte les toux intempestivement sacrilèges. Rarement pianiste dans ce vaste hall à l’acoustique inégalement flatteuse, et dans un programme de cette exigence, aura tenu ainsi l’auditoire en haleine. Et cette concentration tient sans doute à l’expérience sensible de la finesse, de la délicatesse du toucher, de la hardiesse de certains rythmes, de la variété de la palette expressive. Je laisse aux spécialistes le soin d’expliciter la force de la main gauche, le délié de la droite (et on pourrait inverser les termes), le jeu subtil des pédales, les accentuations dynamiques, la construction formelle de chaque prélude. Seul compte ici le ressenti de l’émotion. Le mystère s’impose, mais sans l’obscurité qui est souvent attaché à ce terme, un mystère de clarté, une lumière qui est celle de l’évidence. Le respect des indications que laisse le compositeur en marge de son manuscrit ou plutôt leur interprétation artistique donnent ainsi à ces objets musicaux que sont les Préludes tout leur poids de mystère et lâchons le mot de poésie. On retiendra la progression construite dans la Cathédrale engloutie, la légèreté joyeuse qui anime les Collines d’Anacapri , la danse espiègle de Puck ou la délicatesse de La Fille aux cheveux de lin, dépourvue de toute mièvrerie, elle aussi tenue. Et la Sérénade interrompue dont on entend la guitare égrener les notes si discrètement mélancoliques.
La seconde partie du programme offre les trois Estampes, les deux Arabesques et la fascinante Isle Joyeuse. Un exotisme discret parcourt ces partitions, que Barenboim illumine d’une palette chromatique intense et gorge de sensualité. Les Estampes apparaissent vibrer de lumière et de chaleur, comme si un éclat intérieur les irradiait. Les Arabesques déploient leurs volutes et leur fantaisie. Toujours la tenue et la lumière. La ruisselante Ile Joyeuse est moins un embarquement pour Cythère, hommage musical à Watteau (encore les correspondances baudelairiennes), que l’exploration rayonnante d’un univers sonore scintillant, audacieux et fertile. Barenboim joue cette partition comme s’il en découvrait les sentiers secrets, les labyrinthes ludiques, les chemins buissonniers « dans la gloire du soleil couchant » (Debussy).
Triomphe mérité et respect total devant un récital de cette hauteur spirituelle et de cette effervescence musicale. Daniel Barenboim, artiste exceptionnel, devient le conteur des mille et un spectacles tel que le souhaitait sans doute Debussy écrivant : « N'écouter les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte l'histoire du monde » (L’Entretien avec M Croche, 1901). Le Clair de lune donné en bis prolonge le mystère de ces contes poétiques.

Jean Jordy

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