Timothée Picard : Olivier Py, planches de salut (2018)

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JdeB
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Timothée Picard : Olivier Py, planches de salut (2018)

Message par JdeB » 17 juin 2018, 08:26

Timothée Picard, 'Olivier Py, Planches de salut', Actes Sud, 2018.
Entre ma vingtième et ma trentième années, Olivier Py a été pour moi le contemporain essentiel. Ses mises en scène du 'Soulier de satin', de 'Tristan et Isolde', des opéras constituant sa « Trilogie du diable » ('Le Freischütz', 'Les Contes d’Hoffmann', 'La Damnation de Faust'), ont figuré parmi les chocs esthétiques les plus puissants que j’ai connus en ces années décisives. L’orateur et l’exégète me fascinaient ; j’étais ce jeune homme type auquel est parfois explicitement adressé son théâtre : assoiffé de beauté et d’idéal, écrasé d’angoisse spirituelle, obsédé de sexualité. Plusieurs problématiques placées au centre de son œuvre me la rendaient particulièrement chère : l’interrogation sur la possibilité d’un lyrisme et d’un art total aujourd’hui, condition nécessaire pour faire du théâtre le lieu épiphanique d’une expérience collective transcendantale ; le traitement radical du désir, puissance rémanente empruntant des chemins erratiques et mystérieux ; la critique drastique de la société contemporaine, contrebalancée par une conception salvatrice de l’art ; le souci de l’Europe comme espace contrasté mais porté par des valeurs communes ; enfin la mission politique dévolue à l’art et ce qu’elle implique concrètement en termes d’action culturelle.

Si aujourd’hui je peux parfois formuler des réserves sur tel aspect de son intarissable production, je demeure absolument fidèle à cette geste artistique prise dans sa globalité, comme à tout ce que Py peut représenter – jusque dans une manière bien à lui de concilier désormais les deux antithèses définies par Bourdieu de 'l’artiste autonome' et de son rival 'officiel'. Sa parole me rafraîchit, son énergie me stimule, ses indignations me rassurent : il ne fait pas de doute qu’il est pour moi un penseur-artiste – 'poète', pour reprendre le dénominatif qu’il revendique – majeur de notre temps. Mais je l’apprécie également pour d’autres raisons : parce qu’à rebours du paradigme adorno-beckettien qui a prédominé durant toute la seconde moitié du XXe siècle en plaçant l’œuvre d’art sous le signe ascétique de l’indicible et de l’innommable, il a contribué à réhabiliter toute une série de valeurs contraires, considérées jusqu’alors de manière ambivalente pour des raisons historiques compréhensibles. Ce sont : la théâtralité, le spectaculaire, l’opératique, tout ce qui serait de l’ordre de l’art comble et de l’esthétique outrée, au risque du pompier et du kitsch – faisant glisser cette notion de l’anathème formulé par Hermann Broch et repris par Milan Kundera à sa plus récente justification au sein de ce que Susan Sontag a appelé le 'camp', prisé par les subjectivités gays sans s’y réduire.

Dans cette monographie – la première qui lui est consacrée –, il m’a semblé nécessaire de ressaisir l’ensemble d’une œuvre et d’une activité extraordinairement profuses et diverses – dont, par goût ou par âge, le public n’a en général qu’une connaissance circonscrite : théâtre ou opéra, Srebrenica ou Miss Knife, 'La Servante' ou 'Orlando' – afin d’articuler tous les pans d’une conception du monde et du théâtre, et d’en montrer la puissance et surtout la cohérence. L’évolution qu’ont connue le monde de la culture et la société en général depuis l’apparition de l’artiste au début des années 1990, et son omniprésence aujourd’hui, au risque de le voir sécréter son propre académisme, ont fait en partie oublier l’extrême originalité de cette pensée, paradoxale et inactuelle en bien des aspects, et l’incroyable vigueur des moyens qu’elle s’est inventée pour se dire. C’est par là que 'l’univers Py' – évidemment plus riche et subtil que les lieux communs qu’on lui accole, sans pour autant les faire mentir – continue de me fasciner aujourd’hui.
T. Picard
Parution de ma biographie "Régine Crespin, La vie et le chant d'une femme" ! Extraits sur https://reginecrespinbiographie.blogspot.com/
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